De « l’esprit du 11 janvier » à la « déchéance de la nationalité » : chronique d’une année de régression culturaliste

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 Said Bouamama

1er janvier 2016

Trois séries de faits ont marqués l’année 2015. La première borne l’année par les attentats ignobles de janvier et de novembre. La seconde est constituée des instrumentalisations de l’émotion publique, qu’ils ont suscités dans une logique froide de réal-politique gouvernementale : elle va de « l’esprit du 11 janvier » à la déchéance de la nationalité en passant par le double consensus pour la poursuite de la guerre et pour l’Etat d’urgence renouvelable. La troisième est une conséquence logique de la précédente et se traduit par la banalisation des « abus » de l’Etat d’urgence, par la montée des actes islamophobes, par les résultats électoraux du Front National et par la manifestation raciste et islamophobe d’Ajaccio. Le discours médiatique et politique dominant, en présentant les deux premières séries de faits comme reliées par un ordre de causalité, légitime l’Etat d’urgence et la guerre comme nécessités de la sécurité publique. Par le procédé exactement inverse c’est-à-dire en refusant d’interroger les interactions entre les deux dernières séries de faits, les mêmes discours masquent les responsabilités gouvernementales dans le développement rapide de rapports sociaux racistes dans notre société.

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Une question de méthode

Comprendre une dynamique sociale et politique suppose la recherche des liens de causalités entre des faits sociaux et politiques. Séparer ce qui est relié, nier les relations de causalités entre les faits, est une première erreur méthodologique diffusée lorsqu’un dominant, individu ou groupe social, a intérêt à masquer les causes réelles de ses décisions et de ses pratiques.

Des causes générales et abstraites sont alors mises en avant pour masquer les causes matérielles réelles. Des mots lourds envahissent alors le champ lexical. C’est ainsi que nous serions en guerre pour lutter contre la « barbarie » en Syrie aujourd’hui ou pour défendre le « droit des femmes » en Afghanistan hier et non pour des raisons de contrôle des sources pétro-gazières de la région.

C’est de même pour défendre la « laïcité » que la loi interdisant le port du foulard à l’école a été votées en 2004 et non pour détourner l’attention des effets d’un libéralisme économique destructeur. La montée de l’islamophobie, les résultats électoraux du Front National et la manifestation islamophobe d’Ajaccio sont incompréhensibles en partant de causalités générales et abstraites.

Ces faits sont le résultat de causalités matérielles précises : les décisions économiques, militaires et policières internationales et nationales de l’Etat français. La politique de guerre là-bas, de dérégulation économique et de détournement des colères sociales ici, sont, selon nous, les causalités matérielles que masquent les causalités abstraites et générales mises en avant par le discours politique et médiatique.

La recherche des causalités ne peut en outre se réduire à une approche chronologique. Ce qui précède n’est pas automatiquement la cause de ce qui succède. De même que le jour n’a pas pour cause la nuit, le vote de l’Etat d’urgence n’a pas pour cause les attentats ignobles de novembre et la guerre en Syrie n’est pas la conséquence de l’existence de DAESH.

Deux procédés idéologiques des mécanismes de domination peuvent à ce niveau être repérés. Le premier consiste à confondre prétexte et cause. L’invasion du Koweït par l’Irak est ainsi un prétexte qui a médiatiquement et politiquement été construit comme cause pour justifier la guerre du golfe. Le second mécanisme classique des processus de domination est l’inversion de l’ordre des causes et des conséquences.

« L’esprit du 11 janvier », « l’unité nationale » et « l’état d’urgence » ne sont pas des conséquences logiques et inéluctables des attentats de janvier et décembre mais sont le résultat d’une instrumentalisation de l’émotion publique à des fins politiques et économiques libérales et guerrières.

Théorie du complot ou temporalités différenciées ?

Il est de bon ton aujourd’hui d’amalgamer l’effort de compréhension des stratégies des classes dominantes pour imposer une vision du monde conforme à leurs intérêts matériels d’une part et la « théorie du complot » d’autre part. L’accusation de « conspirationnisme », de « complotisme » ou de « confusionnisme » est même devenue une étiquette infamante brandie face à chaque effort critique. De cette façon s’opère un désarmement idéologique des contestations sociales de l’ordre dominant. Il s’agit bien d’un amalgame au sens de la confusion réductrice entre deux phénomènes hétérogènes.

La théorie du complot présente les événements politiquement signifiants comme le résultat d’une conspiration globale orchestrée en secret par un groupe social plus ou moins important. L’approche stratégique c’est-à-dire matérialiste analyse l’histoire comme le résultat de la lutte entre les groupes dominés (classes, minorités nationale et/ou ethniques, nations, femmes, etc.) et les groupes dominants basée sur une divergence d’intérêt matériel.

La première approche explique la révolution française par un complot maçonnique et la seconde par la lutte entre les féodaux, les serfs et la bourgeoisie. La première explique les luttes de libération nationale de la seconde moitié du vingtième siècle comme le résultat d’un complot communiste alors que la seconde recherche la causalité de ces luttes dans les changements du rapport des forces mondiales ouvrant de nouvelles possibilités de luttes aux colonisés. La première explique l’histoire et ses événements par l’existence d’un complot juif mondial pour dominer le monde alors que la seconde recherche les déterminants historiques dans Les évolutions des rapports de forces entre dominants et dominés. La première explique les guerres contemporaines par un complot de la société des illuminati de Bavière alors que la seconde analyse ces guerres comme conséquences de la lutte pour contrôler les sources des matières premières stratégiques.

Si l’histoire n’est donc pas faite de complots, il existe en revanche une histoire des théories du complot, des moments de leur émergence et de leur développement. Celles-ci fleurissent dans les séquences historiques de crises marquées par une crainte sur l’avenir lointain, une incertitude sur l’avenir proche, la peur du déclassement social, l’affaiblissement des facteurs de sécurités sociales et le relâchement des liens sociaux de solidarité. Cette première série de facteurs ne suffit pas. Pour que se développe les théories du complot de manière conséquente, il faut de surcroît qu’aucune explication crédible ne soit suffisamment disponible pour expliquer cette première série de faits.

C’est à ce niveau qu’apparaît la responsabilité de Hollande et Valls pour ne parler que de la société française. La nécessité vitale pour eux de masquer les véritables raisons de leurs choix politiques et économiques les orientent vers une temporalité de court terme. Les grilles explicatives proposées sont en permanence conjoncturelles, de réaction à une situation, de mensonge sur les résultats logiques de leurs choix (qui eux sont bien structurels et inscrits dans la longue durée).

Expliquer les guerres par leur véritable cause c’est-à-dire les matières premières ou le contrôle d’espaces géostratégiques les rendraient impopulaires. Expliquer la régression sociale généralisée par sa véritable cause c’est-à-dire l’enrichissement d’une minorité la rendrait impossible. La décrédibilisation de ces explications de court terme conduit à l’émergence du terreau des théories du complot comme elle conduit d’ailleurs à la construction de populations bouc-émissaires servant de base au développement des idées et groupes fascisants.

L’instrumentalisation de la réalité immédiate pour lui faire servir les choix économiques et politiques structurels de dérégulation globale devient dès lors un impératif de légitimation. Si « l’esprit du 11 janvier », « l’unité nationale » ou le consensus sur la guerre et l’Etat d’urgence ne sont pas le résultat d’un complot où l’ensemble des actes du scénario était prévu, ils sont en revanche le résultat de l’instrumentalisation des attentats et de l’émotion qu’ils ont suscités.

La lepénisation des esprits

La temporalité de court terme à des fins de légitimation de décisions illégitimes porte un autre effet important : l’emprunt au Front National de son vocabulaire, de ses logiques de raisonnement, de ses manières de problématiser la société. Il s’agit en effet de tenter de rassurer une angoisse sociale en ne s’attaquant pas à ses bases matérielles en attendant la prochaine échéance électorale. A ce jeu les explications univoques et simplistes du Front National restent les plus efficaces quitte à les nuancer à des fins de distinction. Ce processus décrit il y a bien longtemps par Pierre Tevanian et Sylvie Tissoti est en œuvre depuis plusieurs décennies c’est-à-dire depuis la contre-révolution libérale. D’emprunt en emprunt c’est progressivement l’ensemble du paysage idéologique français qui se trouve modifié.

Problématiser les faits et crises sociales à partir de logiques culturalistes, accepter même en les nuançant les théories faisant de l’Islam et des musulmans un problème (pour la démocratie, pour le droit des femmes, pour la laïcité, etc.), reprendre la thématique d’une « identité nationale » en danger par le défaut d’intégration d’une composante de notre société, expliquer les guerres au Sud de la planète par des facteurs uniquement religieux et/ou tribaux, présenter des groupes meurtriers comme DAESH comme surgissement inexplicable de la barbarie ou pire comme conséquence logique d’une religion meurtrière en essence, etc., voilà des décennies que l’hégémonie de cette vision du monde se renforce par emprunts successifs.

Le résultat est au rendez-vous : le développement des rapports sociaux racistes dans notre société. Loin d’être une situation isolée, la manifestation islamophobe d’Ajaccio reflète le développement bien réel de ces rapports sociaux sur l’ensemble du territoire. De telles manifestations existent en potentialité ailleurs. Bien sûr ni Sarkozy, ni Hollande ne souhaitent un tel résultat mais celui-ci reste la conséquence logique de décisions de court-terme prisent pour répondre aux besoins de légitimation immédiats de leurs projets de régression sociale.

La lepénisation des esprits est un processus c’est-à-dire qu’elle ne peut être stoppée que par la rupture franche et nette avec la logique qui la porte. Or une telle rupture n’est pas possible pour un parti socialiste qui a définitivement fait le choix de la mondialisation capitaliste et de ses nécessités que sont les guerres et la régression sociale généralisée. Elle débouche inévitablement sur une lepénisation des actes. Elle ouvre enfin pour le Front National à une logique de surenchère qui n’a aucune raison de s’arrêter.

La proposition du gouvernement d’instaurer une « déchéance de la nationalité » pour les « binationaux » condamnés pour terrorisme est, non seulement, approuvée par le Front National mais celui-ci propose de l’élargir à d’autres situations. « Une fois que le principe a été réhabilité par François Hollande, précise Florian Philippot, nous allons passer à l’étape numéro 2, c’est-à-dire faire pression pour que cette déchéance soit appliquée concrètement beaucoup plus largement (2). »

La même logique de surenchère est repérable sur de nombreuses autres questions : L’islamophobie qui se déploie de l’interdiction initiales de porter le foulard au sein de l’école publique à une demande d’extension dans les hôpitaux, les entreprises, la rue, etc. ; La sécurité qui se traduit par une demande d’armements plus conséquents des policiers puis s’étend à l’armement de la police municipale et pourquoi pas demain à la vente libre des armes comme aux Etats-Unis ; Les conditions exigées pour le regroupement familial qui ne cesse de croître depuis trente ans, etc. Sur toutes ces questions ce que le Front National propose devient ultérieurement une réalité mise en œuvre par la droite et/ou le parti socialiste.

L’acceptation d’un champ idéologique entraîne inévitablement les conséquences pratiques de ce champ. L’acceptation pour des raisons de légitimation de court-terme et/ou pour des raisons de détournement des colères sociales et/ou pour des raisons électorales du culturalisme comme grille de lecture du monde conduit inévitablement à un développement des rapports sociaux racistes concrets.

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L’approche culturaliste de la nationalité et logique d’exception

Les processus culturalistes que nous décrivons s’inscrivent désormais dans la longue durée c’est-à-dire qu’ils se déploient depuis plusieurs décennies. Toutes les mesures culturalistes ne se valent cependant pas. Certaines d’entre-elles signifient des basculements qualitatifs au sens où elles marquent l’éclatement d’un verrou idéologique issu des luttes sociales passées et en particulier de la lutte contre le fascisme au mitan du vingtième siècle et des luttes anticolonialistes des décennies suivantes. Rendre possible la déchéance de la nationalité est une mesure signifiant une telle rupture qualitative.

La colonisation instaure un clivage légal entre d’une part des citoyens français et d’autre par des « sujets français ». Elle crée pour les indigènes selon le juriste Jacques Aumont-Thiéville une position « intermédiaire entre celle du citoyen français et celle de l’étranger puisqu’ils sont sujets français (3) ».

Ce faisant, elle fonde un droit d’exception s’appliquant à certains français et non à d’autres. Une fois la logique d’exception posée, elle s’étend inéluctablement comme en témoigne la distinction entre « français de papier » et « français de souche » qui date de l’époque coloniale. La hiérarchisation des « français » en fonction de leurs origines touche ainsi les « naturalisés » même européens :

« Compagnons de France ! A l’appel ! Martinez ! – Présent. Navarro ! – Présent. Esclapez ! – Présent. Napolitano ! Canelli ! Présent ! Présent ! ». Sur les places des villages et des villes d’Oranie, les dimanches matins du salut aux couleurs, le défilé des noms des « compagnons »’ lancés avec l’accent râpeux d’Oran donnait une bonne idée des origines de ceux que les Français « authentiques » appelèrent longtemps avec mépris les « néo-français », ou mieux encore « les Français à 2,75 F » (du prix du papier timbré sur lequel s’établissait la demande de naturalisation) 

Le décret-loi du 22 juillet 1940 du maréchal Pétain prévoit pour sa part dans son article 1 « la révision de toutes les acquisitions de nationalité française ». Bien sûr nous n’en sommes pas là mais il s’agit bien d’autoriser une déchéance pour des personnes nées françaises sur le seul critère de l’origine. François Hollande le précise nettement le 16 novembre devant le congrès :

Nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né Français, je dis bien même s’il est né Français, dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité (4).

Quant à la veine idéologique d’une telle mesure, le ministre de la justice de Pétain Raphaël Alibert la précise en argumentant le décret-loi avec un vocabulaire que l’on pourrait croire contemporain : « les étrangers ne doivent pas oublier que la qualité de Français se mérite (5). »

Les réponses de Manuel Valls ont, bien entendu été une dénonciation offusquée de l’amalgame entre des situations incomparables. Son argumentaire ne peut cependant pas nous rassurer. Selon lui cette mesure n’est pas nécessaire pour des raisons d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Elle est de nature symbolique :

« Oui, c’est une mesure symbolique ». Mais « quand des Français prennent les armes contre d’autres Français, prônant la haine de la France, brûlant d’ailleurs le passeport, reniant tout ce que nous sommes, l’Etat, la République peuvent être amenés à prendre un certain nombre de mesures, qui sont à la fois symboliques et concrètes (6). » 

Si la mesure n’a aucune efficacité, si elle est entièrement de nature symbolique, c’est qu’il s’agit bien de faire éclater un verrou idéologique. Il ne faut jamais sous-estimer les effets d’un tel éclatement quand bien même celui-ci se limiterait à la sphère symbolique. La disparition d’un verrou idéologique libère et autorise, invite et incite, légitime et rend utilisable, des termes et des concepts, des logiques de pensées et des modes de raisonnement, jusque-là prohibés par l’état du rapport de forces. Ce qui est autorisé par l’éclatement de la nationalité homogène qu’instaure la déchéance de la nationalité se sont des pratiques d’exception jusque-là prohibées, ce sont des traitements inégalitaires légaux sur la seule base de l’origine.

Nous sommes bien en présence d’une politique de la race construite par en haut pour des raisons de légitimation de court-terme mais imprégnant désormais largement la société française comme en témoigne les derniers sondages comme la manifestation d’Ajaccio.

Le peuple de France (comme tous les autres peuples) n’est pas et n’a jamais été raciste par essence. En revanche, il le devient dans certaines périodes historiques, quand se conjuguent des discours culturalistes durables et des incertitudes sociales. Ce fut le cas à l’époque coloniale, telle est aussi notre situation actuelle. La seule réponse est le développement d’une autre explication du présent et d’une autre vision de l’avenir. Mais pour cela une première étape est nécessaire qui consiste à briser les consensus idéologiques que l’on tente de nous imposer. La lutte contre les guerres, l’Etat d’urgence et l’islamophobie revêt désormais le caractère d’une urgence sociale et politique.

Notes :

1) – Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Mots à Maux, Dictionnaire de la lepenisation des esprits, Dogorno, Paris, 1998.

2) – OBS2111/quand-le-fn-proposait-la-decheance-de-nationalite-pour-de-simples-faits-delictuels.html,

3) – Jacques Aumont-Thiéville, Du régime de l’indigénat en Algérie, cité in Olivier Le Cour Grandmaison, La découverte, Paris, 2010, p. 57.

4) – http://libertes.blog.lemonde.fr/201…

5)- Journal de débats du 24 juillet 1940.

6) – http://www.bfmtv.com/politique/pour…

 

 


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