Historique Commission Islam et laïcité (1) et (2)

 

Historique de la Commission Islam et laïcité (2)

par Pierre Saly, juin 2014

 

La Commission islam et laïcité est née en 1997 d’une interrogation : la présence musulmane en France fait-elle problème(s) pour la laicité en particulier et les institutions et valeurs de la République en général. Très rapidement la réponse à cette question, telle qu’élaborée au fil des consultations et travaux de la commission, a été que l’islam en France n’est aucunement source de tels problèmes. Aujourd’hui les questions ne sont plus posées dans les mêmes termes et la commission a dépassé une posture pouvant être perçue comme une exigence imposée aux musulmans d’avoir à faire la preuve de leur adhésion à la laïcité et à l’islam de sa compatibilité avec la République. La commission s’efforce, en collaboration avec tous les acteurs de terrain, de saisir dans tous leurs aspects les expressions et manifestations de la présence musulmane en France mais ausi les complexités culturelles, idéologiques et politiques des réactions à cette présence, sans s’interdire de combattre les dérives islamophobes nées sur le terrain de ces complexités..

 

On trouvera ci-après quelques repères historiques significatifs relatifs à la présence musulmane en France, aux rapports entre l’islam et la laïcité sur le territoire national ainsi qu’aux évnements et évolutions par rapport auxquels la C*il a eu à se positionner.

 

Avant la présence musulmane

Depuis 759 date de la chute de la brève domination musulmane sur la Septimanie (à peu près notre actuel Languedoc Roussillon) il n’ y a plus eu avant 1914, dans l’espace qui est aujourd’hui celui de la France hexagonale, de présence permanente musulmane, sauf quelques cas particuliers, esclaves, domestiques, fugitifs, mercenaires, négociants rapidement absorbés par le christianisme dominant.

En revanche la réflexion sur ce qu’était l’islam, voire sa perception fantasmée, ont occuppé une place importante dans les débats intellectuels et ont fourni des matériaux dont certains, en positif comme en négatif, sont parfois recyclés dans les débats actuels. De ce point de vue les Lumières ont vu se développer des postures idéologiques relativement à l’islam (en particulier sur la problématique fanatisme ou tolérance, variable selon les auteurs et parfois chez un même auteur comme Voltaire) en même temps que progressait la connaissance scientifique de l’islam et du monde musulman.

L’expédition d’Egypte de Bonaparte, la conquête de l’Algérie puis, à la fin du XIXe siècle, celle d’une grande partie de l’Afrique déjà largement islamisée, le protectorat imposé à la Tunisie puis au Maroc, le « mandat » colonial sur la Syrie et le Liban ont mis l’islam parmi les sujets d’intérêt et de préoccupation des savants « orientalistes » comme des écrivains, des politiques, des juristes, des adminstrateurs, des militaires sans pour autant que la présence effective de musulmans en France ait connu la moindre augmentation.

Mais ces situations coloniales ont donné l’occasion à un nombre significatif de Français, administrateurs et militaires, fonctionnaires « coloniaux » petits et grands, négociants, missionnaires etc., d’avoir un contact plus ou moins direct avec des populations musulmanes, le dernier épisode sous cet angle étant la présence massive en Algérie de centaines de milliers de militaires du contingent pendant la guerre qui s’acheva en 1962. Ces contacts, surdéterminés par des situations de guerre, ont contribué à créer une sorte de perception de masse de l’islam, largement biaisée, fortement marquée par la subjectivité. Le sentiment que les « musulmans nous ont chassés », que nous avons « perdu la guerre d’Algérie » pèse d’un poids lourd sur les consciences et pas seulement sur celles des acteurs encore vivants de cette guerre.

 

L‘islam invisible des travailleurs immigrés

Nous emploierons ci-après le terme de « musulmans » sans nous interroger sur le degré et les formes d’adhésion des populations concernées à l’islam comme religion. Cette interrogation est tout à fait légitime et même indispensable si on ne veut pas assigner par avance aux intéressés une place exclusive dans un « ghetto identitaire » produit de l’extérieur, dont ils sont mieux placés que quiconque pour savoir la relativité. Mais pour des périodes relativement anciennes le détour par la catégorie « musulmans » permet de rendre compte des grands aspects des problèmes posés par l’islam et surtout des problèmes posés à l’islam dans le contexte français.

La guerre de 1914 avait occasionné un premier modeste afflux de musulmans, Algériens, Sénégalais etc., soit comme combattants, soit dans les usines de guerre. La plupart de ceux qui avaient survécu furent renvoyés au pays après 1918. Ainsi en fut-il des 220000 Algériens venus en France à l’occasion de la Guerre (dont 2/3 dans les tranchées, 1/3 dans les usines). Les exigences de la reconstruction occasionnèrent un second afflux dans les années 1920 dans les mines ou les chantiers du bâtiment, mais en bien plus petit nombre que les Polonais ou les Italiens, généralement catholiques. La crise, commençant en France en 1931, tarit ce premier afflux. Les circonstances de la Deuxième Guerre mondiale, interrompirent complétement les relations démographiques avec l’Afrique et le mandat de Syrie et Liban. A partir de 1942 les petites armées françaises libres reconstituées en Afrique du nord firent largement appel à des musulmans qui combattirent tant en Libye qu’en Italie, puis en Corse et en Provence pour libérer la France.

Ce sont les besoins de la reconstruction et plus encore ceux des nouvelles industries en rapide essor (en particulier les chaines des usines automobiles) qui occasionnèrent des années cinquante aux années soixante-dix un afflux massif de travailleurs musulmans, surtout originaires du Maghreb, y compris en pleine guerre d’Algérie.

Vers 1961 l’essentiel de la population musulmane de France était constituée par les travailleurs algériens (environ 330000), bien plus nombreux que les Marocains (32000) , les Tunisiens (45000), les Turcs et les Africains musulmans subsahariens. L’arrivée d’une grande partie des harkis en 1962 augmenta de façon importante cette population. Ce demi-million de musulmans n’avait pas la nationalité française (sauf pour les Algériens, censés l’avoir déjà mais qui durent en demander la confirmation avant 1967- obligation d’ailleurs imposée aux seuls musulmans!).

De 1962 au milieu des années 1970 l’afflux de travailleurs musulmans fut considérable. Le nombre des Algériens en France doubla presque, celui des Marocains décupla en sorte que vers 1975 il y avait en France environ un million de musulmans, dont plus de la moitié étaient des Algériens.

Mais cette population masculine, de jeunes adultes, très peu instruite, accablée et vieillie avant l’âge par les travaux les plus durs, parquée dans des bidonvilles ou des centres d’accueil, soupconnée pour sa composante algérienne (avant 1962) de servir de base arrière au FLN, intensément surveillée, pratiquait un islam discret et quasi clandestin, sans aucune visibilité pour la plupart des Français. Hormis quelques chercheurs, travailleurs sociaux, militants syndicaux, responsables religieux chrétiens, cette situation d’invisibilité de l’islam, qui pourtant touchait une part rapidement croissante de la population résidente, ne semblait pas susciter intérêt, hostilité ou sollicitude pour l’immense majorité des Français. Les musulmans étaient perçus comme des étrangers, ce qu’en effet, du point de vue juridique, ils étaient dans leur grande majorité. Absents du débat public (enjeux coloniaux algériens avant 1962 mis à part), ils ne pouvaient trouver en leur sein des guides intellectuels ou spirituels en capacité de porter un discours signifiant et significatif sur la présence musulmane dans une société française à laquelle ils semblaient ne pas appartenir. Si investissement social et collectif il pouvait y avoir pour certains d’entre eux c’était sous la forme d’une activité syndicale non connectée à l’appartenance religieuse.

La grande majorité de ces travailleurs était arabe ou berbère et communiait très largement dans une même adhésion muette au nationalisme (hormis les harkis) et c’était bien plus l’arabisme et le nationalisme que l’islam qui intéressait l’opinion publique française ou qui animait les timides expressions collectives publiques de ces travailleurs. Ainsi en fut-il de la création de l’Etoile nord- africaine en 1927 à l’initiative du PCF (mais pas un mot sur de possibles revendications religieuses ne figurait dans son programme) à celle du PPA, de la manifestation pacifique de 1952 à celle du 17 octobre 1961 toutes deux réprimées dans le sang (elles ont constitué des jalons décisifs d’une conscience nationale algérienne militante sur le territoire français).

Même dans les formations politiques et cercles idéologiques français qui se réclamaient d’une solidarité avec les peuples colonisés ou anciennement colonisés la dimension religieuse de la présence de ces travailleurs musulmans était à peu près ignorée. Plus généralement l’islam des populations arabes ou d’Afrique noire (et l’islam en général, historique, sociologique, ethnologique, culturel, théologique et spirituel) était l’objet d’une médiocre attention, confinée à quelques espaces : le monde savant à l’initiative de grands islamologues généralement non issus de la culture musulmane elle-même (par exemple Jaques Berque, Henri Corbin, Maxime Rodinson), des écrivains (par exemple Aragon dans le fou d’Elsa 1961), des chrétiens de gauche engagés dans des démarches de recontres islamo-chrétiennes. Du coté officiel la création sur fonds publics, avec l’aval de la « commission interministérielle des affaires musulmanes » , de la mosquée de Paris, inaugurée en 1926 en hommage aux 70000 soldats musulmans morts dans les tranchées, avait été un acte symbolique sans suite. Pendant longtemps cette première mosquée de France resta la seule.

Vers 1975 l’islam et les musulmans de France étaient en marge du débat public.

 

Le regard sur l’islam au miroir des evénements internationaux

Pour une large part ce sont les événements internationaux ont replacé l’islam au centre ce ce débat.

On sait a quel point la vision de l’Autre dépend de la perception que l’on a (et que les médias vous font avoir) des événements internationaux dans lesquels l’Autre apparaît comme impliqué. De ce point de vue le quart de siècle qui a suivi la fin de la Guerre d’Algérie n’est pas marqué par une perception forte du rôle de l’islam ou du rôle qu’on lui attribue. Ce n’est qu’en fin de période que les choses commencent à changer de ce point de vue.

Les grands événements qui ont fait la une des journaux n’avaient pas de connotations musulmanes (fin de la guerre américaine au VietNam; affaiblissement et chute des régimes communistes européens; révolutions et contre révolutions latino américaines). Quand des peuples musulmans étaient impliqués dans des conflits internationaux c’est bien plus l’aspect politique ou militaire que religieux qui apparaissait (conflit gréco-turc sur Chypre 1974; guerres indo-pakistanaises). Parfois même ce sont des peuples musulmans qui bénéficiaient de la sympathie accordée aux victimes, comme ce fut le cas pour les Bosniaques (1992-1995), voire les Kossovars ou ensuite les Tchétchènes, sans d’ailleurs que l’accent soit mis sur leur islamité mais plutôt sur leur distance avec l’orthodoxie majoritaire en islam et ses pratiques. Quand ces conflits étaient intérieurs et que les musulmans comme tels étaient impliqués face à d’autres mouvances l’accent n’était pas mis sur le religieux mais sur le politique voire le culturel (coup d’Etat de Suharto en Indonésie 1965, guerre civile libanaise 1970 à 1989). Ainsi en fut-il des guerres arabo-israéliennes, en juin 1967 et octobre 1973 , et du sort des Palestiniens sous occupation israélienne après 1967. A fortiori quand les conflits internes ou externes concernaient des peuples et Etats seulement musulmans, d’autant que les leaders de ces pays mettaient en avant une orientation nationaliste volontiers anti-islamiste plutôt que religieuse (guerre irako-iranienne 1980 à 1988, pour la partie irakienne ; Irak et la question du Koweit; Maroc et la question saharaouie). Initiée par de Gaulle après 1962 et continuée par ses successeurs la « politique arabe de la France » , dont les avantages, en particulier en matière pétrolière, étaient perçus comme évidents, créait un climat plutôt favorable aux pays arabes et même aux leaders musulmans étrangers en général. C’est en France que résida Khomeiny, leader relgieux affirmé en même temps que politique, avant la révolution iranienne.

L’émergence du terrorisme n’était pas prioritairement associé à des revendications musulmanes. Ce terrorisme procédait d’abord de sources européennes (RAF en Allemagne, brigades rouges en Italie, ETA en Espagne etc). Quand des opérations spectaculaires furent menées au nom de la lutte palestinienne elles le furent par des forces nationalistes dites « laïques », par exemple le FPLP, et l’islam comme tel n’apparaissait pas . La montée en puissance, ou du moins en visibilité, des forces proprement religieuses dans les pays musulmans créa un début de peur d’un islam politique (assassinat de Sadate, crédité d’une posture patriotique laïque, en 1981; montée du FIS en Algérie et « interruption du processus électoral » en 1991).

Dans une certaine mesure la perception de la révolution iranienne de 1979 fait exception à ce climat d’indifférence à la dimension islamique des événements, longtemps prédominant. Cette révolution était portée par les masses populaires chiites (et d’autres) contre un régime vécu par beaucoup comme agressivement laïque (mais surtout vécu par l’immense majorité comme subordonné à l’Occident et dominé par une « élite » nationale occidentalisée oppressive). L’imam Khomeiny, porté par elle au pouvoir, lui avait donné une tonalité fortement islamique dont l’opinion française tendait à ne retenir que l’instauration de l’obligation du voile pour les femmes. Le spectacle télévisuel des foules conspuant le Grand Satan américain aux cris de « Dieu est grand » contribuait à nourrir l’idée du fanatisme musulman. Ce n’est que dans quelques milieux intellectuels (en France et ailleurs) que s’était posé la question de la possibilité d’un islam progressiste, anti-impérialiste et émancipateur, à la lumière de la pensée de Ali Shariati, mort en 1977. Le tournant islamo-réactionnaire rapidement pris par Khomeiny fit tourner court ces réflexions anticipatrices.

Pour l’essentiel, dans la France des années 1970 et 1980, l’islam comme force mondiale est loin et la relation entre l’islam extérieur et l’islam de France peu mise en avant.

Les choses commencèrent à changer quand le terrorisme commença à exercer ses effets sur le sol européen (prise d’otages à Munich en 1972) et que certains des actes terroristes prirent une dimension plus nettement religieuse. Les années 70 sont marquées par la multiplication en France des attentats de toutes origines (dont il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’un grand nombre visaient des Algériens, en particulier à l’initiative du Groupe Charles Martel). Certains étaient liés au conflit israélo-palestinien de plus en plus souvent interprété par les médias en termes religieux : juifs contre musulmans. Mais ce sont surtout les incidences en France de l’action des islamistes du GIA (à partir de l' »interruption du processus électoral » par l’armée en Algérie en 1991) qui renforça le sentiment anti musulman (détournement d’avion en 1994, attentats du RER en 1995 et 1996). Les spectaculaires attentats du 11 septembre 2001 donnèrent une nouvelle dimension à la phobie anti-musulmane qui fut renforcée par le spectacle des attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005 et par les équipées solitaires totalement criminelles comme celle de Mohamed Merah en 2012, que la Commission islam et laïcité n’a pas manqué de condamner catégoriquement.

Il n’en reste pas moins que le spectacle du monde, tel que mis en scène par les médias, tel que commenté par des experts parfois totalement autoproclamés, a contribué à assimiler pour trop de gens l’islam et les musulmans de France à une horde d' »islamistes », de « fondamentalistes » de tenants d’un « islam politique » comme si la présence musulmane en France décalquait les situations du Moyen-Orient.

Nourrie par une lecture tendancieuse des événements internationaux l’hostilité à l’islam et aux musulmans de France, largement orchestrée par les médias, concernait désormais une population en rapide accroissement.

 

L’enracinement

A partir du milieu des années 70 la présence musulmane en France prit en effet une autre dimension. Un des facteurs des transformations intervenues fut le regroupement familial c’est à dire la possibilité donnée aux étrangers résident régulièrement en France de faire venir conjoint et enfants, à condition de justifier d’un logement adéquat et de revenus suffisants. Cette possibilité existait depuis une ordonnance de 1945 mais n’avait jamais été mise en forme juridique. La mise en forme de cette possibilité en 1976 par le gouvernement de Jacques Chirac, sous la présidence de Valery Giscard d’Estaing se fit pour un ensemble de raisons en partie liées aux besoins de l’économie (et aux orientations européennes) . Les conditions limitatives aussitôt imposées furent levées par une décision du Conseil d’Etat en décembre 1978 qui réaffirma le principe constitutionnel du droit des étrangers comme des Français à une vie familiale normale.

A partir de ce moment la structure de l’immigration musulmane se modifia rapidement en même temps que les effectifs continuaient d’augmenter, d’autant que le regroupement familial concerna aussi les familles des musulmans de nationalité française vivant en France, de plus en plus nombreux par l’effet d’une politique de naturalisations relativement libérale. La proportion des femmes dans l’immigration musulmane augmenta rapidement. Il s’y ajouta un nombre d’enfants de plus en plus important auxquels s’applique de moins en moins le terme d’immigrés puisque nés en France pour beaucoup d’entre eux, et donc français. Aujourd’hui le  regroupement familial, objet de constantes mises en cause à droite (et dans la droite de la gauche), n’a plus la signification qu’il pouvait avoir vers 1975. En 2012 sur 190000 titres de séjour attribués le regroupement familial proprement dit a concerné 16000 titres si on ne tient pas compte des 51000 titres accordés au titre du regroupement avec un conjoint français. Une bonne partie de ces titres a concerné des musulmans et surtout des musulmanes.

Les musulmans sortaient de leur situation de parias et constituaient désormais des familles « normales » comme les Français non musulmans. Beaucoup étaient passés de la situation de résidents permanents à celle de citoyennes et citoyens français, souvent avec double nationalité. Leurs enfants allaient à l’école, se donnaient des qualifications, accédaient, en dépit des freinages de la discrimination, à des positions de savoir et de pouvoir. Dans les Universités, les grandes écoles, les administrations, les entreprises, voire dans les syndicats, les partis politiques, la presse les « musulmans » (car désormais les guillemets peuvent marquer que le nom, le prénom, le cursus indiquent une origine plus qu’une appartenance confessionnelle ) sont devenus, à force d’efforts, de plus en plus nombreux, compétents et indispensables. Et ceci même si la plus grande partie de la population « musulmane » reste confinée à des emplois subalternes et constitue le coeur de la classe ouvrière la plus mal payée et mal considérée.

 

Une transformation considérable se faisait donc sourdement, loin des scoops des médias sur les attentats et le terrorisme ou le supposé fanatisme : les musulmans (par commodité nous cesserons de mettre les guillemets) de France devenaient pour la plupart d’entre eux des Français juridiquement, civiquement, culturellement, socialement. Faut-il alors parler d’ « assimilation » ou d’ « intégration » ? Certes pas car ces termes semblent porteur d’une idée de déni de ses origines, d’effacement de sa culture, y compris religieuse, ce qui n’est pas le ressenti de la grande majorité de ces musulmans de France, ressenti qui est aussi celui de larges parties de la population de la France attachées à des particularités, voire des particularismes, linguistiques, religieux, culturels, dans le respect néanmoins de l’exigence de droits égaux pour tous.

Comment l’existence de cette minorité religieuse, ou initialement religieuse, devenue la plus importante minorité en France aurait-elle pu être évacuée du débat public. Comment ses aspirations, ses demandes, trop vite qualifiées de « communautaristes », pouvaient elles être ignorées ?Comment le regard des autres Français, parfois favorable, souvent circonspect, parfois aussi hostile, pourrait-il ne pas être soumis à analyse et examen. Ce sont ces évidences qui ont fondé la naissance en 1997, le développement et l’activité de la C*il.

 

Premières étapes

La fin des années 70 a vu se développer les premières protestations contre le sort fait aux populations des « quartiers sensibles » dans lesquels avaient souvent été refoulées les familles musulmanes, partageant habitat dégradé et environnement urbain défavorisé avec les plus démunis des non-musulmans. Vaux en Velin et Villeurbanne s’enflamment dès la fin des années 1970. L’occasion en est souvent une bavure policière où une intervention jugée intrusive. Mais les causes profondes sont le mal vivre dans ces quartiers, ravagés par le chômage et son cortège de violences et de trafics. Les premiers affrontements importants avec la police ont lieu à Venissieux en 1981. Ce sont les événements survenus aux Minguettes en 1983 qui furent à l’origine de la « marche des beurs » d’octobre à décembre 1983. Les grèves des occupants des foyers Sonacotra dès les années 1970 sont une autre dimension de ces protestations.

Mais c’est dans les usines automobiles de la région parisienne (Renault, Citroen, Talbot) où les travailleurs immigrés, en presque totalité musulmans, représentaient plus de la moitié des effectifs, encore très importants, que se livrèrent entre 1982 et 1983 les batailles sociales les plus significatives, encadrées par les responsables locaux, souvent eux-mêmes musulmans, de la CGT et parfois de la CFDT. Ces batailles portaient sur des enjeux de salaires, de conditions de travail (très dures), de licenciements (frappant très majoritairement les immigrés) , d’atteintes à la dignité. Prenant le prétexte de quelques revendications religieuses très marginales plusieurs ministres (socialistes) du gouvernement Mauroy, se portant au secours du patronat, mirent en cause l’islam ou plutôt les « islamistes » présentés comme cherchant à manipuler les travailleurs pour déstabiliser la France (janvier 1983). C’était la première fois depuis vingt ans que l’islam était accusé de comploter contre la France. Le thème du complot islamiste entrait dans le vocabulaire politique.

C’est dans ce contexte qu’une première forte expression collective des musulmans fut largement entendue. De octobre à décembre 1983 des centaines de marcheurs, essentiellement issus des quartiers populaires, partis de Marseille et d’autres villes, devenus des milliers en cours de route, convergèrent vers Paris où la marche finit en apothéose avec 100000 participants. La presse, surprise, rebaptisa « marche des beurs » une marche qui ne se voulait pas l’expression des seuls « issus de l’immigration » et encore moins des seuls « musulmans ». Elle portait une revendication d’égalité et une exigence de lutte contre les violences meurtrières dont les musulmans étaient en particulier les victimes. François Mitterrand, président de la République, reçut une délégation des marcheurs et promit la généralisation de la carte de séjour de dix ans, une sévérité accrue contre les crimes racistes et l’instauration du droit de vote pour les étrangers lors des élections locales. Pour la première fois la revendication des droits égaux pour tous apparaissait sur la scène médiatique. Mais la dimension proprement religieuse d’une telle revendication était encore absente.

Le contexte politique national était de plus en plus sombre pour les minorités religieuses et culturelles. Le Front national, qui mettait en avant son hostilité aux immigrés en général et aux l« Arabes » en particulier, était en rapide essor. Dans ce climat les agressions racistes visant des musulmns se multpliaient. En septembre 1983 lors d’une élection municipale partielle à Dreux le candidat du FN recueillit près de 17 % des voix et la liste du principal parti de l’opposition de droite fusionna avec celle du FN au deuxième tour. C’était un premier signe de montée d’une hostilité de masse aux musulmans. Aux législatives de 1986 le FN fit élire 32 députés. La courbe ascendante de la « lepenisation des esprits » se traduisit en particulier par les progrès du FN aux élections présidentielles : 15 % en 1995, 16,9 % en 2002.

Pendant cette période les gouvernements successifs, dirigés par la droite, UMP, comme par la gauche, socialiste, tenaient par rapport à l’islam et aux musulmans de France un discours parfaitement contradictoire. D’une part les ministres et les présidents de la République successifs valorisaient l’islam « de France » comme composante légitime de la communauté nationale, exaltaient le « vivre ensemble », dénonçaient le racisme et parfois même l’islamophobie spécifiquement. Mais à l’occasion les mêmes dénonçaient le fanatisme supposé des musulmans, le « communautarisme » invariablement associé à l’islam, le refus des « valeurs de la République », n’hésitant pas à reprendre les clichés les plus dévalorisants ou les postures les plus martiales (du « bruit et l’odeur » de Jacques Chirac en juin 1991 au « karcher » de Nicolas Sarkozy en juin 2005).

Face à une population musulmane jugée prompte à se rebeller, voire soupçonnée de liens trop étroits avec les pays d’origine ou avec les émissaires intégristes des pétromonarchies, les pouvoirs publics successifs cherchèrent à construire des structures d’influence et de contrôle sur cette population, avec le prétexte de pouvoir trouver des interlocuteurs représentatifs (ou considérés comme tels) comme il en existait déjà pour les catholiques (l’Église), les juifs (le Consistoire et, dans la version non confessionnelle, le Crif) et les protestants. Cette tentative n’était nullement contradictoire avec les principes de la laïcité française puisque le ministère de l’Intérieur a toujours eu un Bureau central des cultes suivant en permanence les manifestations du fait religieux dans la vie publique. Initiée par Chevenement puis finalisée par Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, la création du Conseil français du culte musulman intervint en 2003. Ministre puis président de la République, Nicolas Sarkozy entoura les CFCM d’une vigilance si constante que beaucoup ont pu douter du caractère laïc d’une telle sollicitude. Simultanément des regroupements d’associations régionales musulmanes donnaient naissance dès 1982 à une Union des organisations islamiques de France, un peu moins directement dépendante des pouvoirs publics, mais capable de réunir chaque année en avril un nombre considérable de musulmans (Rencontres du Bourget) pour commenter l’actualité de la vie musulmane en France.

Ces instances ont dans une certaine mesure permis à l’Establishment musulman français de s’exprimer, mais avec une timidité qui les mettait en retrait de la grande aspiration à l’égalité des droits animant la population musulmane.

 

 

La laïcité au péril de l’islam ?

Dans le contexte d’une exigence de reconnaissance des droit égaux pour tous il était naturel qu’apparaisse à un certain moment l’exigence d’une reconnaissance des libertés et droits religieux.

Un premier terrain de cette exigence fut la demande montante de voir mis à la disposition des fidèles des lieux de culte en nombre suffisant. Faute de mosquées en effet, assez nombreuses et assez vastes, les fidèles aménageaient des garages ou des caves en lieux de prière, ou encore se voyaient contraints de prier au vu de tous dans les rues proches des mosquées (ce qui donna un beau prétexte à Marine Le Pen pour dénoncer « l’invasion » musulmane). Grâce à la mobilisation des fidèles, réunis en associations cultuelles selon les principes de la loi de 1905, beaucoup de mosquées furent construites dans le strict respect de la non contribution des fonds publics à la construction d’édifice religieux. Il y a aujourd’hui environ 2000 lieux de culte musulman en France dont quelques centaines de mosquées, construites pour la plupart après 2000 (et une quarantaine de minarets, objets de fantasmes islamophobes récurrents). C’est par un abus d’interprétation de la laïcité française que des maires refusèrent les permis de construire indispensables ou firent obstacle à l’acquisition de terrains. A l’inverse d’autres maires concédèrent des terrains dans le cadre de baux emphytéotiques, permettant ainsi la construction de tels lieux de culte. Enfin des activités culturelles à caractère non religieux, parfois associées à des mosquées, furent financées par des municipalités et des centres culturels « musulmans » soutenus par les pouvoirs publics virent le jour, pas plus religieux que n’est le département des arts de l’islam dont s’enorgueillit aujourd’hui le Louvre. Rien de tout cela ne mettait en cause la laïcité française.

Un point particulièrement sensible à l’opinion laïque française est la question des établissements scolaires confessionnels , objet de joutes historiques plus que séculaires. De ce point de vue les musulmans n’ont créé qu’un très petit nombre d’établissements scolaires, comparativement à l’enseignement privé catholique ou même israélite. Et ces établissements sont sous contrat d’association sous l’empire de la loi Debré. C’est donc bien plus dans le cadre de l’école laïque que dans celui de l’école religieuse que sont élevés les enfants des familles musulmanes.

Et c’est précisément autour de l’école publique que s’est joué le principal combat impliquant une relation entre l’islam et la laïcité.

A la fin des années 1980 le nombre des femmes musulmanes avait donc beaucoup augmenté par rapport aux années 1960. Elles avaient donné naissance à de nombreux garçons et filles et ces filles commençaient à être nombreuses dans les classes des collèges et des lycées. Pendant longtemps le voile islamique, dans sa forme habituelle au Maghreb (en réalité il y en a plusieurs) avait été presque absent du vêtement féminin, soit parce que « en France on ne met pas le voile », comme disaient un grand nombre des intéressées, soit parce que le climat parmi les musulmans en général était de « faire profil bas ». Vers la fin des années 1980 le climat n’était plus le même. Comme la « marche des beurs » l’avait montré l’exigence des droits égaux pour tous s’imposait, le refus de se fondre dans le paysage et de vivre en rasant les murs, la revendication du droit à être ce qu’on est sans autocensure s’imposait comme une nouvelle évidence. En cela les musulmans n’étaient pas en dehors du grand mouvement de reconnaissances des identités qui s’exprimait partout : identité féminine contre le patriarcat, identité homosexuelle contre la dictature des valeurs hétérosexuelles, identité corse, bretonne, alsacienne, antillaise etc. Même si l’accusation infamante de « communautarisme » cherchait à renvoyer hors de la tradition républicaine émancipatrice ces idées et attitudes libératrices, associées en France aux ondes de choc de mai 68 mais en réalité mondiales, leur force était croissante.

Il y aurait de l’abus à mettre au seul crédit de ce grand mouvement de revendication des droits et libertés le fait que quelques très jeunes collégiennes à Creil en septembre 1989, puis dans un nombre croissant mais resté fort modeste d’établissements, s’avisèrent de venir en classe avec le voile islamique (peut-être vaudrait-il mieux parler de fichu plutôt que de « voile » ou encore reprendre le mot arabe courant de hijab). Sans doute des déterminations individuelles ont joué un rôle et parfois la pression du milieu (qui ne doit pas faire oublier que très souvent la pression familiale s’exerçait plutôt contre le port du voile). Mais le mythe du complot ourdi par les « islamistes » pour tester la République, pour occuper ses « territoires perdus » remplissait les colonnes des journaux.

Pour la première fois ces incidents mettaient sur le devant de la scène la revendication d’une liberté religieuse, une application de ce « libre exercice des cultes » qui est la pierre angulaire de la loi de 1905. La laïcité dans sa forme traditionnelle française interdit l’expression d’un choix religieux ostensible aux agents du service public, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, donc à l’administration et aux enseignants, mais pas à ces usagers que sont les élèves, ce que le Conseil d’État rappela avec constance. Sur le port du voile par quelques collégiennes et lycéennes se cristallisa un grand débat de société qui prit au dernier trimestre 1989 un tour très aigu La laïcité française fut invoquée à tour de bras pour condamner le port du voile. Et plus encore les droits des femmes et l’égalité hommes-femmes que le voile passait pour mettre en cause « symboliquement ». La dénonciation du voile se transforma en dénonciation de l’islam présenté comme rétrograde, fanatique bref parfaitement inconciliable avec les valeurs de la République en général et la laïcité en particulier (l’année 1989 est aussi celle de la fatwa contre Salman Rushdie qui suscita beaucoup d’émotion). Les appels se multiplièrent à droite mais aussi dans la plus grande partie de la gauche, au nom des « droits humains » et de la liberté, pour que la loi enlève aux écolières musulmanes … la liberté de porter un hijab.

Le pouvoir politique (Lionel Jospin était alors ministre de l’Education nationale) sembla hésiter et laissa les chefs d’établissement s’orienter en fonction de circulaires ministérielles ambigues et contradictoires. Le Conseil d’Etat élabora laborieusement une jurisprudence qui autorisait l’interdiction par le chef d’établissement toute manifestation « ostentatoire » d’un choix religieux. Quand la majorité de gauche issue des élections de 1988 céda la place à une majorité de droite aux élections de 1993 (François Bayrou devenant alors ministre de l’Education nationale), puis quand Chirac devint président de la République en 1995 et enfin quand la gauche l’emporta à nouveau lors des élections de 1997, la situation ne changea guère. Quelques centaines d’élèves qui refusaient de retirer leur voile furent exclues mais dans la moitié des cas réintégrées par des décision de justice.

C’est dans ce contexte que la Commission islam et laïcité a vu le jour en 1997 dans les conditions exposées par ailleurs.

Le retour sans partage de la droite aux affaires en 2002 fut l’occasion de mettre en forme de loi ce qui n’était que des pratiques d’interdiction scolaire inégalement mise en œuvre depuis 1989. Le contexte l’explique pour une large part. Le fait que le principal du collège dont avaient été exclues les deux premières jeunes filles voilées soit devenu député UMP a valeur de symbole. Les droites dites « républicaines » et surtout leurs courants les plus réactionnaires tenaient un discours de plus en plus islamophobe en partie par conviction, en partie pour damer le pion à un FN inquiétant pour elles et dont la dénonciation des « étrangers » et des « immigrés » tournait de plus en plus à la dénonciation prioritaire de l’islam et des musulmans. De surcroît la manière dont le débat s’était engagé depuis plus de dix ans en terrain piégé tendait à faire éclater et donc à affaiblir les gauches et même les extrêmes gauches, ce qui à l’évidence servait les projets politiques des droites. Les déchirements n’épargnaient ni les associations antiracistes traditionnelles comme le MRAP, ni la LDH, ni les grandes organisations laïques historiques comme la Ligue de l’enseignement, ni les syndicats de l’Education nationale, ni le Parti socialiste et ses organisations satellites, ni les Verts, ni le Parti communiste faisant pourtant profil bas, ni le NPA (qui se déchirera en congrès en novembre 2010 sur le fait d’avoir présenté une candidate vauclusienne voilée en 4e position sur sa liste pour les élections régionales  !)

L’initiative est donc venue du président Chirac de proposer le vote d’une loi interdisant les signes religieux à l’école. Pour ménager les apparences du débat contradictoire une commission fut constituée en juillet 2003, sous la présidence de Bernard Stasi, ancien député centriste connu pour ses positions libérales sur l’immigration, avec la participation d’intellectuels éminents, classés à gauche pour beaucoup. Cette commission multiplia les auditions, fit un travail très sérieux d’inventaire des sujets qui fâchaient et, en décembre 2003, adopta à l’unanimité, moins la voix de Jean Bauberot, une résolution pleine d’utiles propositions dont une seule intéressait le pouvoir en place, celle de l’interdiction. « En application du principe de laïcité » le Parlement vota à une large majorité une loi qui interdisait aux élèves le port de « signes religieux ostensibles » (tout le monde comprenait que c’était le voile islamique qui était visé) dans les collèges et lycées publics. On y ajouta les « tenues », ce qui ouvrait la voie à la proscription du bandana ou à une casuistique dérisoire sur la longueur ou la couleur des jupes pouvant être « ostensibles. » De l’ostentatoire qui marquait une intention on était passé en effet à l’ostensible qui renvoyait à la vision que les autres avaient de ces signes et tenues.

Une nouvelle vague d’exclusions scolaires s’en suivit et les exclues allèrent continuer leurs études dans les écoles catholiques, non soumises à la loi (comment imaginer interdire les signes religieux dans des écoles dont les « caractère propre » était précisément religieux). Elles y furent rejointes par celles, bien plus nombreuses, qui ne voulaient pas se soumettre à cette loi perçue comme discriminatoire. Cette loi de laïcité prétendue donnait une nouvelle clientèle à l’école détestée des laïques purs et durs ! L’immense majorité des familles musulmanes se plia aux exigences de la loi avec la bénédiction des autorités religieuses de l’islam. Les partisans de la loi qui avaient invoqué le risque de prosélytisme représenté par le port du voile ( !) et la nécessité de protéger les jeunes filles contre les pressions de leur entourage, réelles parfois mais dont on n’a jamais établi qu’elles fussent la règle dans les familles musulmanes, se félicitèrent du « soulagement » qu’elle apportait aux enseignants voire aux jeunes filles elles-mêmes ainsi libérée des pressions (!). La grande majorité des familles musulmanes ne faisait pas du port du voile un enjeu qui vaille de compromettre l’émancipation de leurs enfants par l’école mais en même temps avait compris que le vrai sens de la loi était « tenez-vous tranquilles ». La vieille équivalence qui traverse l’histoire est toujours opérante : classes laborieuses, classes dangereuses. La marche des beurs, issus de ces couches laborieurses, avait porté les exigences de justice et d’égalité d’une minorité qui en était particulièrement privée. La loi de 2004 était une forme de réponse.

 

Nouveaux développements

La question du voile à l’école n’était qu’un aspect des problématiques liées aux rapports entre la laïcité et l’islam. Portées par la vague des revendications identitaires de plus en plus forte dans la société, inextricablement liée à la réaffirmation par les musulmans qu’ils n’avaient à rougir de rien y compris de l’affirmation de leurs convictions religieuses, que le temps de l’effacement de soi colonial ou post-colonial était bien révolu, d’autres exigences se faisaient jour plus ou moins légitimes au regard de l’exigence laïque.

Ainsi une demande montait que les programmes fassent plus de place à l’enseignement de l’histoire du fait musulman sans en minimiser les grandeurs. Ce point faisait consensus, fait rare et notable.

Mais des comportements plus discutables apparaissaient ici ou là : des élèves tendaient à imposer la censure de la doxa religieuse (ou du moins ce qu’ils en avaient compris) à l’exposé par leurs professeurs sur des sujets historiques sensibles et brûlants comme les origines de l’islam, la colonisation, le conflit israélo-palestinien. A travers la maladresse de ces contestations, parfois doublées de propos antisémites injustifiables, il est facile de percevoir le sentiment aigu chez les musulmans que l’école française ne les traitait pas de façon équitable, ne leur reconnaissait pas une égalité de droits mémorielle. D’autant que sous la pression des droites extrêmes arabophobes et islamophobes la majorité de droite du Parlement n’avait pas hésité à officialiser une reconnaissance du « caractère positif de la présence française outre-mer » (donc de la colonisation) par l’article 4 d’une loi de février 2005 (abrogé il est vrai un an plus tard) alors que que la reconnaissance des crimes commis au nom de la France pendant la guerre d’Algérie se faisait attendre.

Pareillement on voyait se profiler de façon ponctuelle des refus d’accepter certains enseignements dans le domaine des sciences de la vie. Certains élèves mettaient en cause l’évolutionnisme (mais rien à voir avec ll’ampleur des campagnes fixistes et créationnistes des fondamentalistes chrétiens américains!). Des familles musulmanes s’insurgeaient contre l’éducation sexuelle élémentaire dispensée dans le cadre des programmes, rejoignant sur ce point un certain nombre de familles non musulmanes. Ce n’est que récemment que certains milieux musulmans, d’ailleurs manipulés par certains courants d’extrême droite ou intégristes catholiques, se sont insurgés contre une prétendue théorie du genre (en fait une initiation des élèves à la compréhension de la relativité des déterminants de l’identité de genre, ce qui est tout différent) au point de préconiser des « jours de retrait » scolaire pour leurs enfants.

Ces démarches souvent mal maîtrisées par les familles ou portées par des enfants aux savoirs limités ont pu nourrir un grand malentendu relativement à l’islam auquel était ainsi imputé une posture « obscurantiste » non avalisée par la grande majorité des musulmans et non cautionnée par leurs autorités spirituelles.

Au-delà du domaine des savoirs le terrain de la vie scolaire voyait apparaître d’autres

sujets de tension, comme le refus des activités d’éducation physique au motif qu’elles impliquaient des tenues sportives jugées indécentes, refus au demeurant extrêmement limité en des temps où la gloire d’un Zidane et de bien d’autres montrait aux garçons et filles que le sport était une des grandes voies de la promotion d’une excellence musulmane.

Sur tous ces points portant directement ou indirectement sur la laïcité les autorités politiques et académiques ne manquèrent pas de rappeler, à juste titre, que la fréquentation scolaire est obligatoire, que l’assiduité l’est également, que les programmes ne sont pas objets de discussion avec les élèves. Ce qui ne dispense pas les enseignants de faire montre de doigté et de compréhension devant les interrogations des élèves et les préoccupations des familles sur les contenus de l’enseignement. En son temps Jules Ferry, inspirateur de la laïcité, l ‘avait dit dans ses admirables instructions aux instituteurs relativement aux convictions du catholicisme présentes dans les consciences des élèves. Il est des contestations qui sont porteuses de significations implicites : sur le mal vivre à l’école comme dans la société ; sur l’exigence de reconnaissance et d’égalité ; sur le besoin de débat. L’école doit savoir entendre ces significations tout en restant ferme sur la nécessité de faire fonctionner le service public d’enseignement. C’est une exigence de la nation, des parents y compris de la grande majorité des parents musulmans.

 

Autour et au-delà de la laïcité

Restait enfin un domaine sur lequel la sensibilité musulmane était vive, le domaine des interdits alimentaires. Une revendication montait : non pas que les menus scolaires proposassent de la viande halal mais que les enfants puissent être dispensés de consommer dans les cantines des viandes réputées impures par nature (comme le porc) ou par les conditions d’abattage. La commission Stasi avait elle même proposé que les menus alternatifs soient préparés là où il y avait des demandes de ce type. On imagine mal en effet que là où la population scolaire musulmane est particulièrement nombreuse on puisse s’obstiner à refuser des « accommodements » à l’image de l’école laïque de la fin du XIXe siècle qui ne craignait pas de servir systématiquement du poisson le vendredi pour mettre à l’aise les enfants des familles chrétiennes. La pratique provocatrice des « apéritifs saucisson-pinard » ou celle des soupes populaires au lard initiées par des associations ou municipalités d’extrême droite n’a rien à voir avec la nécessaire sérénité des cantines scolaires. Un assez grand nombre de municipalités, même de droite, ont réglé ces questions de manière libérale sans livrer de combats anti religieux dans les assiettes des élèves.

Les incidents de ce type ont fini par s’étendre hors du domaine scolaire. Des demandes d’horaires séparés pour les garçons et les filles lors des activités de natation dans le cadre scolaire ou pour les hommes et pour les femmes dans les piscines sont parfois avancées. Des inquiétudes relativement à la mixité lors des voyages scolaires se font jour. Les musulmans et musulmanes ne sont pas les seul(e)s concerné(e)s. Mais on s’empresse de trouver à de telles demandes des raisons théologiques musulmanes (même si c’est parfois le cas). La question de la mixité est un grand enjeu (scolaire mais pas seulement) qui renvoie au conflit entre représentations traditionalistes ou modernes des rapports entre les sexes, tant dans l’enfance que dans l’âge adulte. Le refus de la mixité (longtemps dominant dans les grandes religions occidentales) est à l’évidence une posture « réactionnaire » mais la mixité n’est pas en soi une exigence laïque et n’est devenue la règle dans l’enseignement français qu’assez récemment, ce qui n’est pas une raison pour l’abandonner mais n’exclut pas là encore des « accommodements raisonnables ».

C’est également en rapport avec la perception des rapports entre les sexes qu’il faut interpréter les refus opposé à ce que des médecins hommes examinent des patientes musulmanes femmes. S’il est vrai que le libre choix du médecin reste un des principes du système médical français nul ne peut imposer aux services médicaux publics de proposer l’aide de femmes médecins quand aucune n’est disponible. Les services hospitaliers répondent en général à ces demandes sans faire de la santé des patientes un autre terrain de lutte.

Les demandes de ce type et les incidents parfois signalés sont pour une certaine presse l’occasion de dénoncer « l’offensive de l’islam fondamentaliste » en montant en épingle des événements isolés et minoritaires. Excellente façon de masquer des enjeux autrement plus importants.

 

Et maintenant

Quels enjeux alors que les années récentes ont vu une rapide montée en puissance de l’islamophobie ?

Le discours du Front national a évolué vers la respectabilité sur la plupart des sujets : recentrage et dé-diabolisation oblige quand on se voit sur le point de dépasser la droite classique et d’en satelliser une partie. Les saillies anti-sémites ont été mises au magasin des accessoires. Mais un seul sujet a vu une radicalisation du discours frontiste : celui du rôle de l’islam et de la place des musulmans. Il ne se passe pas de jour sans que Marine Le Pen propulse sur les écrans une dénonciation : les prières dans la rue, le halal, les violences, la charia, le djihad etc. Et le thème unificateur de ces attaques est « la défense de la laïcité ». Les succès électoraux du Front national montrent que ces thèmes ne sont pas sans écho, y compris dans les couches populaires et probablement bien au-delà de l’électorat traditionnel du Front national.

Et ceci d’autant que certains secteurs de la droite classique glissent peu à peu vers le populisme islamophobe. Au discours traditionnel de prise en compte respectueuse de la présence musulmane en France s’ajoutent des sorties islamophobes de plus en plus fréquentes. Si les courants centristes semblent peu impliqués dans ces évolutions (peut-être un héritage chrétien pour certains) il n’en est pas de même dans la droite UMP. Tout le monde a pu noter les inflexions islamophobes du discours du président Sarkozy dans le cadre du virage de plus en plus droitier qu’il a cru habile de donner à sa campagne électorale de 2012. Dans sa lutte pour le pouvoir dans son parti Jean-François Copé n’ a pas craint de raconter à sa façon une histoire de « pain au chocolat » censée prouver que les musulmans voudraient imposer leur loi à ceux qui ne le sont pas. Des tendances ouvertement anti-musulmanes se sont structurées à l’UMP, conduites par un nombre important d’élus. Les affinités avec le discours frontiste sont fortes. La présence dans les cercles dirigeants de la droite de militants, responsables, voire ministres issus de familles musulmanes et aisément identifiables par leur seul nom a longtemps représenté une caution d’ouverture à la diversité. Mais cette caution est de moins en moins crédible.

Ce climat d’hostilité à l’islam et aux musulmans rencontre à gauche des oppositions inégalement fortes et argumentées. Si beaucoup de musulmans de culture ont investi les instances locales des partis de gauche (mais parfois aussi de droite) ils l’ont fait dans une perspective citoyenne et le discours sur la compatibilité entre la laïcité et les libertés religieuses ne tient qu’une place mineure dans leurs positionnements, quand il n’est pas instrumentalisé au service d’ambitions politiques de terrain.

Du coté musulman la « communauté » qui existait plus ou moins il y a un demi-siècle n’existe plus guère, ce qui rend d’autant plus obsolète l’accusation de communautarisme. Les liens avec la culture familiale originelle et les pays d’origine associés se sont distendus dans les générations récentes nées et éduquées en France et en français. Les arabes dialectaux, les parlers berbères, le turc, le kurde, les innombrables parlers africains reculent devant le français jusqu’à l’intérieur des familles. La pratique religieuse connaît une érosion globale que ne compense pas, du point de vue religieux, le succès croissant des pratiques les plus nettement identitaires comme le ramadan. La commercialisation investit de plus en plus des pratiques comme celle du pélerinage et les consommations alimentaires. L’édifice traditionnel des solidarités en islam se lézarde et les replis individualistes ou sur la famille étroite sont de plus en plus importants. L’attachement reste très vif à la reconnaissance mutuelle d’une commune origine mais doit composer avec l’exigence très forte d’être comme tout le monde, avec une pleine reconnaissance des droits reconnus à tous et des privilèges de la citoyenneté. La révolte contre la désignation des musulmans comme les mauvais élèves de la République est d’autant plus forte que les musulmans sont pleinement acteurs de la société française d’aujourd’hui.

Sur le plan social le temps d’un prolétariat de l’extrême misère n’est plus celui des musulmans aujourd’hui. Une différenciation sociale forte est en cours. Une petite bourgeoisie est apparue fondée sur les succès de petites entreprises bâties à force d’efforts ou issue de l’excellence scolaire et universitaire donnant accès à des fonctions prestigieuses et bien rémunérées. Attachée à la préservation de ses droits, allergique au discours islamophobe, elle n’en considère pas moins la revendication sociale et les exigences d’égalité avec méfiance. C’est elle qui investit les instances de représentation des musulmans de France. Bien des militants de la contestation sociale et culturelle dans les quartiers populaires (dont la revendication des libertés religieuses) se sentent plus isolés que par le passé, dans un climat général de désarroi de la gauche bien au-delà des seuls musulmans. L’émergence d’une droite politique musulmane et celle d’une extrême droite, qui paradoxalement tend la main aux plus racistes et aux plus islamophobes du spectre politique français, sont désormais d’incontestables évidences.

Dans ce contexte d’islamophobie alimenté en permanence par le discours politique de certains et par la complaisance d’une bonne partie des médias, il n’est pas rare que la violence émerge. Comme la laïcité (dans des formes outrageusement caricaturales) est aujourd’hui le thème dominant, les agressions physiques visent en particulier les femmes porteuses du hijab. Moins nombreuses certes que dans les années 1970 ces agressions sont souvent d’une extrême violence. Elle sont la partie émergée d’un comportement de brutalité physique ou morale qui fait sentir ses effets dans toute la société et dont le contrôle policier « au facies » est le symbole remis en cause mais en fait jamais abandonné.

Toute cette effervescence antimusulmane trouve sa traduction sur le plan réglementaire et législatif.

Une circulaire a courageusement laissé aux chefs d’établissement scolaire la latitude d’interdire aux mamans voilées toute participation aux sorties et voyages scolaires pour aider à l’encadrement des classes où sont leurs enfants. Ici encore la discrimination est à l’oeuvre avec l’espoir qu’elle soit avalisée par les autres parents d’élèves et les enseignants. Qu’on veuille bien se représenter les réactions d’un jeune enfant dont la mère, parce qu’ostensiblement musulmane, est exclue d’une activité valorisante pour elle et son enfant. Comment imaginer qu’il ne soit pas dans la posture de refus d’une école dont il peut penser « elle ne veut pas de nous ».

La question du voile intégral (burqa, tchador, niqab) a été transformée en 2010 en question centrale. Ce vêtement qui cache les traits du visage, largement étranger aux traditions des musulmans de France, n’était porté que par un nombre très réduit de femmes, assez souvent des converties d’ailleurs : les estimations varient entre 300 et 2000. Au terme d’une campagne de presse intense, ponctuée de déclaration musclées de responsables politiques, le Parlement a voté en 2010 une loi prohibant sous peine de lourdes amendes (doublées de stages d’éducation à la citoyenneté!) le port de tenues dissimulant les traits du visage. Le mot d’islam n’apparaissait pas dans le texte mais nul ne s’y trompait. Les musulmans médusés apprenaient qu’ils étaient à nouveau stigmatisés comme les mauvais élèves de la République pour une pratique ultra minoritaire et d’ailleurs souvent disqualifiée par eux-mêmes. Le Front national s’empressa de demander que l’espace public soit aussi interdit aux femmes portant le hijab.

Mais le plus grave est ailleurs. La liberté de conscience y compris religieuse est un droit humain fondamental reconnu tant par la constitution que par les déclarations internationales des droits. Il en résulte que toute disposition portant une discrimination pour un motif de religion est illégal, ce qui s’applique en particulier dans les relations de travail à l’intérieur des entreprises privées (à l’exception de celles qui sont délégataires de services publics, soumises aux mêmes limitations que les administrations). Dans la mesure où elle ne perturbe pas le fonctionnement normal des activités de l’entreprise l’affirmation d’une identité religieuse, y compris le port de signes religieux fussent-ils ostensibles, est donc conforme à la loi et tout règlement édictant des mesures générales de restriction des libertés religieuses dans l’entreprise est illégal pour ces dispositions.

C’est ce qu’avait confirmé la cour de cassation dans une affaire de licenciement d’une employée d’une crèche privée portant un voile (affaire Babyloup). Il s’en suivit une bataille juridique acharnée pour essayer d’infléchir la règle de droit afin de trouver des justifications à l’interdiction des signes religieux dans l’entreprise privée. Déjà des propositions de loi allant dans ce sens sont soumises au Parlement. Si de telles inflexions étaient actées définitivement ce serait la voie ouverte à une mise hors la loi de l’islam dans le monde du travail, celui qui concerne l’immense majorité des adultes musulmans, un retour à l’islam condamné à l’invisibilité partout ailleurs que dans le cercle familial. En fait la portée est bien plus générale car derrière la mise en cause des identités culturelles c’est l’ensemble des droits propres des salariés qui est visé à terme. C’est une manière de signifier que c’est l’entreprise qui décide et que les salariés n’ont rien à dire. Ce sont tous les salariés qui sont potentiellement visés et pas seulement les musulmans. La laïcité est bien loin.

Il en est de même des propositions tendant à « appliquer le principe de laïcité » aux assistantes maternelles », c’est-à-dire interdire l’octroi de l’agrément nécessaire à cette activité aux « nounous » n’ayant pas banni de leur vêtement ou de leur intérieur tout signe d’identité (musulmane). Sous le prétexte de la « protection des plus fragiles » (les bébés menacès par l’islamisme!) c’est une nouvelle mise à l’index des musulmans, avec en outre la perspective du contrôle de la vie familiale des candidates à la fonction d’assistante maternelle, donc une ingérence inédite dans la sphère privée.

 

Il est bien vrai que la laïcité est une valeur fondamentale de la République. Mais la laïcité ne s’dentifie nullement au combat antireligieux. Elle est d’abord une affirmation de liberté, de toutes les libertés, y compris religieuses. Elle est donc indissociable, comme l’avait vu Jaurès ,des grands combats pour les droits humains. C’est dans cette perspective que s’inscrit la réflexion et l’action de la Commission islam et laïcité

 

 

Pierre Saly

 

 

 

 

 

Historique de la Commission Islam et laïcité (1)
par Michel Morineau, juin, 2006

Les antécédents

Déjà, en 1986, dans le cadre d’une large réflexion sur la laïcité, la Ligue avait organisé à Paris un premier colloque sur le thème « Laïcité et Islam compatibilité-incompatibilité ? » (voir Panoramiques, n°1). Plus tard, en 1992, elle organisait un grand colloque itinérant avec une centaine de chercheurs, autour de la Méditerranée (Grenade, Toulouse, Montpellier, Tunis) intitulé « 1492-1992. Du royaume de Grenade à l’avenir du monde méditerranéen ». Durant les décennies 80 et 90, d’autres manifestations (à Bastia, Fameck, Montpellier), de nombreux articles de réflexion publiés dans la presse confédérale et une centaine de conférences locales sur « la laïcité et l’islam », attestent, s’il le fallait, que l’intérêt pour cette question n’était pas circonstanciel.

Entre-temps, le congrès de Toulouse (1989), en conclusion des travaux sur la laïcité, devait voter une importante résolution : « Une laïcité pour l’an 2000 ; démocratie et solidarité », où les rapports entre laïcité et islam avaient aussi été débattus.

Les motivations

Pourquoi cette permanence, quand on sait que la Ligue s’est distinguée dans toute son histoire par son opposition aux volontés hégémoniques du catholicisme ? Les relations entre l’État et les cultes ayant été organisées avec la loi de 1905, y avait-il une raison particulière de se préoccuper de cette religion nouvelle venue, même si elle est maintenant la deuxième de France par le nombre de ses pratiquants ? Ne suffisait-il pas de lui appliquer comme aux autres, la législation qui organise dorénavant la séparation des Églises et de l’État ? Les antagonismes entre les « deux France » s’étant finalement apaisés, pour l’essentiel grâce à la sagesse de la législation laïque, craignait-on que cette même sagesse ne produise pas les mêmes effets vis-à-vis de l’islam ?

Si la Ligue de l’enseignement a souhaité analyser sérieusement, dès le début des années 1980, la situation de l’islam en France, c’est parce que l’une de ses missions fondamentales est de contribuer à bâtir une société démocratique, solidaire et de paix, en se référant à l’un des piliers fondamentaux de la République : la laïcité. Or, l’islam concerne directement ou indirectement quelques millions de fidèles en France, dont un grand nombre rencontre des difficultés pour s’intégrer, comme acteurs sociaux et comme citoyens.

S’intéresser à l’islam correspond à un défi important pour la France contemporaine.
D’une part, il s’agit de penser « l’assimilation politique » dans la démocratie française, de citoyens français-ou appelés à le devenir-de confession musulmane, pour la plupart issus de l’immigration maghrébine et africaine, à égalité de droit et de devoirs avec tous les autres citoyens, donc également libres de pratiquer, s’ils le souhaitent, leur religion dans la dignité et dans le cadre respecté de la laïcité.
D’autre part, il s’agit de réduire les difficultés propres au culte musulman face aux procédures qui organisent en France, depuis 1905, les relations entre les Églises et l’État.

Le problème, si problème il y a, est politique – et non pas religieux – car si l’État ne « reconnaît aucun culte » (art.2 de la loi de 1905), il ne les méconnaît pas cour autant:il est au contraire garant des libertés, de l’ordre public, des dispositions constitutionnelles et légales qui organisent la séparation. Nous savons bien, néanmoins, que l’existence d’un cadre juridique ne suffit pas à garantir son application. C’est particulièrement vrai dans ce cas.

Le rôle de la Ligue

La Ligue n’est ni l’Etat ni un institut de recherche. Elle n’est pas davantage une instance officielle de médiation. Elle n’est pas non plus un simple « lieu de rencontre ». Depuis sa création, c’est une association laïque entièrement orientée vers l’éducation et la formation des citoyens. Elle a donc vocation à comprendre l’origine et la cause des problèmes liés à la laïcité, à lever les malentendus souvent nés de l’ignorance – de l’islam comme de la laïcité -, à réfléchir à des propositions et à faire connaître ses analyses. C’est ainsi qu’elle contribue à la construction de la République : éduquer d’abord, et en priorité, à la laïcité mais sans se priver de l’ambition d’agir aussi sur l’opinion publique et d’éclairer les décisions politiques touchant à ces questions.

C’est pourquoi la commission « Laïcité et Islam » a été constituée en rassemblant – sans souci de représentativité institutionnelle – des musulmans, des catholiques, des protestants, des juifs, des agnostiques et des athées (une quarantaine de personnes en tout), afin de discuter librement et sereinement, entre personnes concernées à titre divers, de l’avenir de l’islam en France.

La commission « Laïcité et Islam »

La composition de cette commission est originale : outre son pluralisme idéologique, elle est constituée de personnalités – hommes et femmes -aux statuts très divers (responsables nationaux et locaux d’organisations musulmanes de diverses tendances, ministres des cultes, responsables syndicaux, journalistes, écrivains, universitaires et enseignants, hauts fonctionnaires de l’État ou d’institutions européennes, chercheurs de grandes institutions comme le CNRS, l’EPHE, l’EHESS, Sciences-Po… et bien sûr de responsables de la Ligue) ; la moitié de ses membres, ou peu s’en faut, est d’origine ou de culture musulmane (à noter aussi la présence de convertis) et tous ont un vécu différent de la laïcité dans leurs pratiques sociales quotidiennes. Ce qui les relie est une même intention : faire une analyse de la présence musulmane dans la société française et rechercher les voies d’une intégration harmonieuse dans le cadre intangible de la laïcité, de sa philosophie politique et des institutions [1].
Durant quatre ans, la fréquence des réunions à Paris au siège national, fut mensuelle ; elles ont d’abord été animées par le responsable des études et des recherches puis elles ont été présidées par le secrétaire général adjoint de la Ligue. L’ordre du jour a été négocié en permanence avec les membres de la commission. La participation a été assidue. Un rapport intermédiaire a été rédigé [2] et discuté au cours d’une journée nationale d’étude en novembre 1998, largement ouverte à de nouveaux participants.

Un accompagnement local

Cette réflexion nationale s’est accompagnée localement d’un effort d’information aussi bien sur l’islam en France (approche culturelle et sociologique) que sur la laïcité (approche historique et juridique). Un « module d’information », animé par une petite équipe de formateurs, membres de la commission, s’est adressé à des enseignants, des éducateurs, des responsables d’associations, des élus locaux, des responsables d’institutions sociales. En deux ans, quarante journées ont réuni environ 5 000 participants, dont une forte proportion de jeunes Français de confession musulmane.

En résumé, si la commission « Laïcité et Islam » a constitué une originalité dans les pratiques de la Ligue de l’enseignement, l’initiative n’en est pas moins inscrite dans sa grande tradition d’ouverture aux évolutions de la société française. La Ligue a témoigné par ce dialogue de sa volonté politique d’œuvrer pour « la paix entre des courants de pensée et des croyances différents et la justice sociale, c’est-à-dire pour la laïcité ».

Le contexte de l’islam en France
Une spécificité de notre histoire

L’immigration récente, particulièrement maghrébine, présente des traits qui la distinguent radicalement des précédentes dans notre histoire contemporaine : son importance numérique, son appartenance d’origine à une civilisation non chrétienne longtemps rivale de l’Europe, les marques encore sensibles de la domination coloniale française… Autant de caractères susceptibles d’engendrer sa marginalisation dans la société française.

Contrairement aux pronostics les plus alarmistes et malgré les obstacles qui persistent, l’intégration de ces millions de personnes s’est réalisée avec une surprenante rapidité. Le français est devenu la langue scolaire, la langue sociale et familiale (et pas seulement dans les ménages dits « mixtes » dont la proportion est grandissante). D’une certaine façon, ces immigrés sont devenus une nouvelle et fluide composante de la nation française.

Le « passé qui ne passe pas » !

Reste que le passé franco-arabe et en particulier franco-algérien est toujours douloureux et il explique en partie les problèmes actuels d’intégration. Un lourd contentieux culturel et psychologique obère les rapports des Français et des Maghrébins ; contentieux qui rejaillit sur les Maghrébins de France et les Français originaires du Maghreb. Il faudra bien finir par apaiser et rendre compatibles les mémoires de la guerre d’Algérie (tenter de « finir la guerre »).

Être à la fois musulman et citoyen français ?

La présence musulmane a pris un tour décisif au cours des années 1970, où son importance lui a donné une visibilité accrue : l’islam était devenu la seconde religion du pays. En faisant abstraction des différents degrés de pratiques religieuses, difficilement évaluables, et en partant des origines nationales connues, les estimations courantes évaluent la population de culture musulmane, entre 4 et 5 millions de personnes, sans qu’il soit possible d’être plus précis, car la loi interdit de demander d’indiquer la religion d’une personne dans les statistiques [3].

L’islam s’assume et s’affiche depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis le changement radical intervenu dans les phénomènes migratoires : la fermeture de la France à l’immigration de main-d’œuvre après le démarrage de la crise économique, la politique de regroupement familial engagée par les gouvernements successifs, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et poursuivie sous François Mitterrand, les difficultés croissantes et le chômage massif dans les pays d’origine renversent totalement les perspectives. À une immigration de passage (vécue comme telle), succède progressivement une immigration de peuplement. L’islam qui se faisait discret, fonctionne alors comme un « marqueur identitaire », d’autant plus revendiqué qu’il est un moyen, pour les jeunes en particulier, de lutter contre l’humiliation souvent subie par leurs parents et durement ressentie par eux.
C’est ainsi que toute une génération de musulmans nés en France commence à exprimer sa volonté de s’engager dans la vie civique, sans dissimuler son appartenance.

En vingt ans à peine, l’inscription de l’islam et des musulmans dans la société française a surgi comme une réalité problématique entraînant une réflexion approfondie, tant sur l’islam – religion minoritaire dans une société démocratique – que sur le modèle français d’intégration dans le cadre de la laïcité. L’enjeu est d’importance car, pour la cohésion nationale comme pour les minorités musulmanes qui vivent dans des pays occidentaux, la façon dont la France – qui accueille plus du tiers des musulmans d’Europe – travaille à l’intégration de l’islam est attentivement observée par ses voisins de l’Union européenne. Une intégration d’autant plus délicate à réaliser que depuis vingt ans les pratiques sociopolitiques lient – dans certains cas à dessein -immigration, insécurité, chômage, banlieues et islam.

En réalité, cette intégration a commencé à devenir effective au milieu des années 70, quand les pères et les travailleurs maghrébins, ont réclamé des lieux de prière. A cette période, on se souvient d’une grève aux usines Peugeot, principalement conduite par ces travailleurs et la prise en compte, surprenante à l’époque, par le patronat et les syndicats de cette demande de lieux de culte. Après l’arrêt de l’immigration de main-d’œuvre qui fixe les hommes en France, les familles viennent s’installer et l’idée du retour disparaît avec les enfants qui grandissent ici. Aujourd’hui, ces musulmans se sentent « intégrés », mais ils disent osciller entre l’insatisfaction et le désarroi ; insatisfaction devant l’absence de prise en compte de leurs demandes cultuelles spécifiques, et désarroi, devant les divers soupçons dont ils font l’objet. Leur projet pour la plupart n’est plus de chercher à s’intégrer – ils le sont -mais plutôt de chercher à apporter leur contribution spécifique à une société dans laquelle ils vivent et qu’ils espèrent enrichir de ce qu’ils sont, dans le respect des règles communes ; c’est précisément ce qui n’est pas toujours compris ou accepté. De ce fait, on peut se poser la question de savoir s’ils sont vraiment intégrés comme ils le ressentent.

Plusieurs participants à la commission « Laïcité et Islam » ont témoigné des difficultés pratiques rencontrées, moins du fait des lois ou des institutions que de celui des attitudes quotidiennes de la population, voire des élus ou des fonctionnaires de l’État : la pratique de l’islam provoque dans l’opinion une réaction de méfiance et ils se sentent obligés de souvent justifier leurs bonnes intentions. S’estimant victimes d’informations polémiques et d’amalgames politiques, ils constatent ne pas avoir assez d’occasions pour s’expliquer et expliquer leurs rituels, leurs symboles et leurs références théologiques.

Ils présentent les affaires de foulards islamiques comme ayant profondément affecté leur confiance en une société qui interprète si vite et si négativement leurs symboles religieux. Ils sont perplexes, avouent-ils, quand, des agents de l’Etat contestent es décisions du tribunal administratif ou du Conseil d’État ou renchérissent sur les autorités compétentes. Cela introduit certaines confusions : quel est, par exemple, le chiffre exact de jeunes filles portant un foulard exclues des établissements scolaires ces dernières années et de celles qui n’ont pas été réintégrées dans leurs établissements d’origine après un jugement favorable ?

Enfin, d’une manière générale, ils dénoncent ce qu’ils perçoivent comme une « gestion policière » de l’islam, disant que pour le ministère de l’intérieur ; c’est d’abord un « problème de sécurité publique et de sécurité intérieure » pour la nation et que les comportements des agents publics sont imprégnés par cet état d’esprit. Ils vivent douloureusement, avec des exemples à l’appui, un état de fait qui semble faire des musulmans, des agents de « l’ennemi intérieur ». Une suspicion pèse sur les responsables connus, les jeunes en particulier ; ils sont en contacts réguliers pour leurs activités avec les renseignements généraux, ce qui ne les empêche pas d’être soumis à des contrôles fréquents, trop fréquents disent-ils, au cours de leurs déplacements. Le contrôle policier est une réalité qui contribue à entretenir l’idée d’une marginalisation des citoyens de confession musulmane…

Dans ce cadre sécuritaire, ils dénoncent les discriminations que subissent plus particulièrement les croyants pratiquants dans leurs démarches administratives. En matière de naturalisation, par exemple, ils ressentent certaines questions comme une injonction de choisir entre l’islam et la carte d’identité française. Dès lors que le postulant exerce une responsabilité dans une association culturelle ou cultuelle musulmane, le bureau chargé de la délivrer lui répond, parfois sans autre précision, que l’exercice de ses responsabilités associatives est impossible à concilier avec son assimilation et l’obtention de la nationalité.

Les visas de visite pour les théologiens musulmans étrangers sont parfois difficiles à obtenir, alors qu’il est de tradition, pendant le mois de ramadan, que des experts religieux rendent visite à des membres de la communauté à travers le monde. Cet argument doit être pondéré, car les choses semblent s’améliorer. À titre d’exemple, lors du ramadan de 1999, une trentaine d’imams marocains et une dizaine de saoudiens ont été admis sans problème.

Le vécu et le ressenti

Dans ce contexte, les musulmans ont le sentiment qu’une confusion s’est établie, au sein de la puissance publique, entre deux types de responsabilité : la lutte contre le terrorisme qui touche à l’ordre public et qui relève des services de police et de sécurité ; et la protection des libertés publiques, dont les libertés religieuses, qui sont garanties et protégées par des instances administratives et judiciaire. Ces deux responsabilités sont clairement établies et, en principe, il ne peut y avoir de confusion dans leur traitement.

Mais, disent-ils, il y a un entre-deux assez mal défini qui ne relève pas de la sécurité publique ni de la liberté religieuse stricto sensu et qui concerne plus particulièrement les responsables de la vie associative musulmane, les manifestations périphériques au culte qu’ils animent, etc. (quand il s’agit par exemple de subventionner un programme de soutien scolaire porté par une association ou de donner audience à un porte-parole associatif).

Les jeunes musulmans membres de la commission expriment leur volonté d’intégration sociale et de la conciliation de deux exigences : d’une part, la possibilité d’un engagement spirituel fort, d’autre part, le désir de s’investir socialement, civiquement, politiquement. Tout en se considérant comme « intégrés », ils témoignent de leurs difficultés : être de culture et, souvent, de nationalité française et, dans le même temps, de confession musulmane, car ils refusent fermement de devoir choisir entre l’une ou l’autre, « d’être moins musulman pour être plus citoyen ». Cette conception d’une citoyenneté active liée au respect de leur identité ne devrait pas être un motif d’exclusion de la société politique. Ceux qui pratiquent ne s’expriment pas en termes de « droit à la différence », mais en termes de « droit à une identité » .

Un soupçon plane toujours sur les formes de vie et de culture différentes, qu’elles relèvent d’une appartenance religieuse ou d’une origine distincte. Il existe, certes, un activisme militant islamiste – représenté par des courants identifiés -, qui souhaiterait conquérir un espace pour installer une « néoculture musulmane en Europe » et qui s’apparenterait davantage à une organisation politique qu’à une activité cultuelle. Il faut être attentif et vigilant à ces développements. Mais cet activisme est minoritaire.

La réalité est infiniment plus nuancée : les rapports des musulmans français avec les pays d’origine sont dialectiques et complexes. La religion musulmane en France a acquis une autonomie réelle. Si la plupart des responsables musulmans entretiennent des rapports avec les autorités de leur pays d’origine, la majorité se revendiquent de la citoyenneté du pays dans lequel ils vivent. Dans une large mesure, la sécurité intérieure n’est donc pas dépendante de ces relations extérieures. Qu’il faille rester vigilant, nul ne le conteste et que la gestion policière de l’islam soit appliquée pour les cas qui en relèvent n’implique pas qu’il faille en faire la pratique commune pour toute la gestion du culte. La crainte d’un complot contre la République doit être relativisée.

Autre défiance qui témoigne d’une méconnaissance : l’imputation fréquente faite à l’islam de son impossibilité à dissocier le théologique du politique. Non reconnu comme une religion, qui limiterait son influence à la vie quotidienne et sociale des fidèles, l’islam contiendrait un projet d’organisation sociale à visée communautariste inspirant des structures politiques contraignantes pour les États. Les sociétés occidentales ont mis plusieurs siècles à sortir d’une conception englobante du religieux, ce n’est évidemment pas pour y retourner. Mais pour l’islam, cette conception englobante est-elle le fait du dogme ou est-elle davantage liée à l’histoire des pays musulmans ? A plusieurs reprises, les historiens de la commission ont rappelé diverses expériences montrant comment les savants musulmans se sont appliqués à penser leurs références religieuses selon les circonstances de leur époque.

Le message social des religions, qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes, peut s’exprimer dans le concert des opinions qui animent la vie démocratique. Et, sous la réserve de ne pas se poser en « front religieux » et en substitut à la démocratie, elles peuvent participer aux débats sociaux et faire connaître leurs opinions : une prise de position épiscopale sur la régularisation des sans-papiers, par exemple, n’a choqué ni les catholiques ni les non-catholiques. Il est facile d’imaginer le tollé qu’aurait soulevé une prise de position publique des musulmans dans cette affaire.

Enfin, l’idée est aussi fréquemment admise que l’islam est fondamentalement hostile au pluralisme religieux. C’est oublier, malgré les efforts des religions minoritaires, judaïsme ou protestantisme, la tradition catholique qui a longtemps dominé notre pays. Si les musulmans reconnaissent la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ils doivent intégrer l’article 9 concernant la « liberté de changer de religion ».

L’islam en France : une chance pour l’islam et pour la laïcité

C’est une chance pour l’islam, qui vit l’expérience d’une situation minoritaire dans une société démocratique, de trouver un espace de liberté. C’est aussi une chance pour la laïcité de faire ainsi progresser le pluralisme idéologique authentiquement vécu. Notre démocratie a encore beaucoup de progrès à réaliser sur ce point. Ces progrès ne feront pas l’économie d’un travail de mémoire, puisqu’une grande partie des musulmans de France se souvient encore de l’épisode colonial. Et la mémoire doit permettre la reconnaissance de l’apport musulman dans la constitution de la culture et de l’imaginaire européen, occulté depuis le XVe siècle.

L’islam a pour tradition dans les pays musulmans d’être soutenu par un pouvoir politique. En France, les fidèles doivent s’organiser eux-mêmes s’ils veulent pratiquer et devenir des interlocuteurs indépendants de l’État. La réussite de cette mutation est elle-même conditionnée par l’environnement social, politique et économique. Les musulmans de France souhaitent trouver le bon équilibre entre leur insertion sociale en pays sécularisé et la pratique de leur religion. Ce qui est vrai pour toutes les religions. Il leur appartient donc de définir la nature, la conception et la pratique de leur religion dans la société française de ce début du troisième millénaire, où les libertés fondamentales et la laïcité sont des principes constitutionnels.

Pour négocier les termes de cette intégration, modifier les représentations et réaliser les adaptations nécessaires à une coexistence sereine, la démarche associative paraît la plus appropriée. La « commission Laïcité-islam » a contribué à engager la réflexion sur le long terme. Aussi pourrait-on espérer, en particulier du côté des pouvoirs publics, un réel encouragement de ces efforts associatifs, parce qu’ils sont autant de chances à saisir pour réaliser l’intégration d’un islam de France.

Quelques questions
Les problèmes concernant l’intégration du culte musulman dans le paysage français, à égalité de droit et de devoirs avec les autres cultes, sont en définitive assez peu nombreux, dès lors qu’une volonté politique bienveillante y pourvoit. Cet examen a été effectué par notre commission à la lumière de deux démarches, qui sans se confondre s’influencent mutuellement. Il y a en premier lieu l’éclairage par le dispositif juridique, la loi française, qui définit et organise la place des cultes dans l’espace républicain et précise leurs rapports avec les pouvoirs publics. Ces dispositions juridiques ont fait leur preuve. Il s’agit d’examiner leur application à l’islam et de régler les problèmes particuliers qui tiennent aux caractéristiques de ce culte. Ce premier aspect relève en dernière instance de la responsabilité des pouvoirs publics dans un dialogue bien compris avec leurs interlocuteurs musulmans. Notre réflexion est une contribution.

En second lieu, il y a ce qui appartient au registre des « mentalités et des comportements » des individus et des groupes dans la société française. Ces attitudes et ces comportements qu’il est « scientifiquement » impossible de quantifier mais qui s’observent aisément au travers de propos publiés, d’opinions formulées, de décisions, traduisent les jugement et les regards réciproques qu’une société et une minorité portent l’une sur l’autre. Ce qu’on appelle « les mentalités » jouent en définitive un rôle considérable dans toutes ces questions et influencent en retour l’application, voire la non application, ou encore le détournement des dispositifs juridiques appliqués au culte musulman. La commission en a souvent discuté.

C’est donc en tenant compte de cette double approche, par les lois et par les mentalités, que la commission s’est penchée sur des problèmes concrets comme l’exercice de la liberté de culte pour les musulmans, l’implantation des mosquées, la formation des cadres religieux, la représentation de l’islam,la place de l’islam dans l’éducation et la culture, le rôle et l’influence des médias dans l’image de l’islam en France, les discriminations dans les entreprises et enfin la question du « statut personnel » confronté à la loi et à la jurisprudence françaises.

Les réflexions sur les lieux de culte, la formation des cadres religieux et la représentation sont relatées dans les pages qui suivent. Les autres questions ont été discutées au sein de la commission, mais le débat n’a pas été synthétisé. On trouvera, par contre, les interventions introductives dans la deuxième partie de ce document.

1. Les lieux de culte musulman

Le nombre des lieux de culte musulman en France oscillerait entre 1 500 et 2 000. Ce chiffre recouvre une grande diversité. En fait, les mosquées proprement dites sont peu nombreuses (une soixantaine) et, parmi elles, seules huit mosquées ont une capacité d’accueil de mille places. Par leur architecture, Paris, Évry, Lyon. Mantes-la-Jolie sont « de vraies mosquées », conçues comme telles, mais la mosquée Adda’wa, rue de Tanger à Paris (plus de 3 000 places), est implantée dans un ancien entrepôt. Les autres édifices sont, en grande majorité, plutôt des salles de prière à faible capacité d’accueil, installées selon des moyens de fortune dans des sous-sols d’HLM, des foyers Sonacotra, des garages [4].

Les fidèles, par tradition, participent au financement de la constructionetà l’entretien de leurs mosquées et de leurs salles de prière ; cette pratique est évidemment plus facile à concevoir pour de petits équipements de proximité.

La mosquée

C’est un mot souvent chargé de polémiques et de fantasmes. En France, un lieu de culte n’obéit pas à une norme de taille, de lieu d’implantation ou de visibilité. La mosquée peut aussi bien se situer dans un bâtiment indépendant que dans la salle d’un foyer. Le temps fort de la semaine est celui de la prière et du prêche du vendredi. Au-delà de la pratique rituelle, des activités culturelles ou pédagogiques peuvent y être organisées dans les espaces non consacrés ou dans des salles distinctes. Quant aux « mosquées-cathédrales » (terme usité et qui vaut son pesant de tradition), elles se distinguent des autres par leur grande taille, leur visibilité et le financement de leur construction assumé pour l’essentiel par des institutions ou des États étrangers. Les mosquées sont, dans leur très grande majorité, gérées par des associations musulmanes, « cultuelles et culturelles », loi de 1901, plus rarement loi de 1905.

Le cadre juridique

Dans les années 70, les pères de famille ont pris en charge les projets et la gestion de mosquées, sans expérience de la culture associative. Une nouvelle génération, plus attentive à l’utilisation des règles de fonctionnement des associations, plus avertie de la vie civique associative, est en train de prendre le relais. Une remarque s’impose : depuis 1981 [5] , les musulmans engagés dans des associations de type 1901 pour des activités culturelles ou sportives ont systématiquement repris ce statut pour monter les projets, puis gérer des mosquées. Aujourd’hui, les mosquées sont donc de plus en plus souvent gérées par des associations de type 1905 ce qui incite les associations musulmanes à séparer clairement leurs activités : le culte relève d’une association cultuelle 1905, les autres activités, à caractère éducatif ou culturel, de la loi de 1901.

Les problèmes

En vertu de la loi de 1905, l’entretien des lieux de culte existant antérieurement représente une aide importante de la collectivité pour les cultes bénéficiaires, particulièrement pour le culte catholique. Comment, dès lors, assurer la liberté de culte à des citoyens de confession musulmane avec des édifices cultuels décents et de proximité quand, par ailleurs, la majorité de cette population appartient à des classes sociales peu favorisées disposant de peu de capacité de financement pour construire des mosquées ? Surtout si l’on souhaite en finir avec les financements étrangers et les conséquences qu’il entraîne sur le contrôle du culte. Comment résoudre la contradiction entre les principes laïques qui garantissent l’égalité de traitement entre les différents cultes et une situation de fait qui voit les religions anciennes indirectement soutenues par les aides publiques des collectivités, propriétaires de la majorité des édifices existants avant 1905 ? Faut-il se contenter de montages administratifs et d’arrangements qui évitent d’aborder de front la question de l’édification de nouveaux lieux de culte dans un pays laïque ?

Mosquées et municipalités

Même quand une association musulmane dispose de fonds propres pour l’achat d’un terrain ou d’un local à aménager, ou encore pour une édification, un usage abusif du droit de préemption et plus généralement des règles d’urbanisme est aujourd’hui la réponse la plus communément utilisée par des municipalités de toutes tendances pour s’opposer aux projets. Plus que financier ou juridique, le problème est d’ordre politique.

La première interrogation concerne la légalité de la démarche. Dans quelle mesure une collectivité territoriale peut-elle mettre à disposition d’un culte un bâtiment public construit après 1905 ? La pratique administrative peut se nourrir de précédents, comme celui de l’attribution d’une somme de plus de 500 000 francs pour la construction de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris en 1924, par Édouard Herriot, président du Conseil du gouvernement du « Bloc des gauches » qui précisait : « Nous ne faisons rien contre la loi de 1905 puisqu’en votant une subvention pour la construction de la mosquée, nous ne faisons rien d’autre que faire pour les musulmans ce que nous avons fait pour les catholiques, les protestant et les juifs ».

Entre les deux guerres, quand les nouveaux quartiers ont eu besoin de lieux de culte, la préfecture de Paris et les offices HLM ont utilisé la procédure des baux emphytéotiques pour céder des terrains ; à charge pour les constructeurs de faire édifier les bâtiments à leur frais, lesquels revenaient de droit à la municipalité 99 ans plus tard. Ces retours ont d’ailleurs été souvent anticipés et c’est ainsi que ces pratiques ont permis la construction de nouvelles églises au XXe siècle.

Mais d’autres questions surgissent. La loi interdit à une autorité publique de s’ingérer dans les affaires intérieures d’une confession. Or les municipalités en viennent parfois, à partir de la division des musulmans, à choisir leur interlocuteur ou l’association à laquelle va être attribuée la gestion de la mosquée, sans qu’aucune parade juridique ne puisse être opposée.

La responsabilité du politique serait sans doute exercée de façon plus satisfaisante, si elle favorisait la concertation et s’engageait dans des démarches démocratiques pour trouver des réponses cohérentes à l’occupation des lieux de culte. Pour cela un minimum d’informations sur la religion musulmane dans sa diversité serait utile aux responsables politiques ou aux cadres administratifs en charge de ces dossiers.

Les textes de loi actuels peuvent être mieux appliqués pour tenter de remédier aux inégalités de fait qui touchent la pratique du culte musulman. Il faut s’interroger sur les possibilités réelles de financement et les sources de ces financements pour permettre la liberté de culte. La proposition du « rapport Marchand », ancien ministre de l’intérieur, envisageait, en mai 1990, une modification de la loi de 1905 pour permettre un subventionnement public de la construction des mosquées. Mais s’attaquer à une modification de cette ampleur remettrait en cause le fameux principe : « l’État ne subventionne aucun culte » et ne serait pas sans danger. Comme la loi de 1905 a posé le principe que des édifices appartenant à l’État, aux départements et aux communes peuvent être gratuitement mis à la disposition des cultes, des collectivités publiques ne pourraient-elles pas, tout en gardant la propriété d’édifices – existants ou à construire-, les proposer en gestion à des associations ?

La réponse à cette question devrait permettre de tracer les limites dans lesquelles les collectivités publiques pourraient dorénavant agir en toute clarté et conformité.

2. La formation des cadres musulmans

L’intérêt porté par la communauté à la formation de ses cadres religieux et à un enseignement théologique adapté pour les générations futures souligne une nouvelle fois le phénomène de sédentarisation des musulmans et leur souci d’intégration. Mais de quoi parle-t-on à propos de « l’encadrement religieux » et quels sont les problèmes ?

L’ imam

Au sens propre, l’imam est celui qui se place devant les fidèles pour diriger la prière. La fonction n’est pas attribuée de façon fixe ou définitive ; tout croyant, selon le moment et la qualité de ses connaissances, peut devoir l’assumer. L’imam est un croyant connu par le groupe de prière et respecté pour sa connaissance des versets. Dès que la mosquée prend un peu d’ampleur, un imam attitré est recherché, qui prononcera notamment les prêches du vendredi. D’un point de vue théologique, l’imam ne possède a priori aucun statut officiel dans la communauté et donc aucun pouvoir de décision sur l’organisation du culte ou sur les activités religieuses de l’association.

Les imams de France

Quand une association locale recrute un imam, comment procède-t-elle ? Cet imam est-il formé ? Où a-t-il été formé ? Qui l’a reconnu comme imam ? Ces difficultés renvoient au fait que l’autorité légitime n’y est pas déterminée selon le modèle hiérarchique de l’Église catholique. Or Si l’imam n’a pas de fonction officielle, il est écouté sur le plan religieux, il intervient dans la vie intime des fidèles et son influence peut être considérable. Culte sans clergé, l’islam donne néanmoins aux imams une place centrale et ils sont impliqués de fait dans de nombreux aspects de la vie sociale et personnelle des musulmans de France.

Leur statut est comparable à celui des autres ministres du culte et les étrangers sont soumis au régime de la carte de séjour de visiteur renouvelable chaque année. Au regard de la législation, ils ne sont pas régis par le code du travail (comme les curés et les pasteurs). Le problème de leur couverture sociale n’ est pas résolu, car la caisse des cultes refuse d’affilier individuellement les ministres du culte et seule une vingtaine d’entre eux est enregistrée. La plupart ont donc gardé leur statut initial : chômeurs, retraités ou visiteurs.

Les instituts de formation

Il en existe – ou a existé – trois en France, qui enseignent la théologie, et qui ajoutent à leur programme des matières plus générales [6]. Ces instituts forment des imams, mais ils donnent surtout une culture musulmane à des croyants qui en expriment le besoin. C’est la raison pour laquelle on parlera plus volontiers de formation de cadres religieux que d’imams au sens restrictif.

Ces instituts de formation se heurtent à des difficultés nombreuses et variées : le manque d’expérience dû à leur jeunesse, les problèmes financiers des étudiants et des établissements quand les subventions sont inexistantes et les dons aléatoires et la faiblesse des débouchés sérieux. Enfin, il faut ajouter à ces difficultés internes celles provoquées par la méfiance des pouvoirs publics.

Il serait utile d’étudier les pratiques sur le terrain des premiers imams sortis de ces instituts. L’expérience n’en est qu’à ses débuts, mais les jeunes imams ont souvent des difficultés à trouver un lieu d’exercice, car la majorité des associations musulmanes susceptibles de les employer est présidée par des fidèles de la première génération. Le choc des mentalités n’est pas à sous-estimer.

Le cadre juridique

Chaque religion est maîtresse des enseignements qu’elle dispense à ses adeptes ou à toute personne intéressée. De ce point de vue, la formation de l’encadrement religieux musulman relève de la responsabilité de la communauté musulmane, mais un dialogue ou même un partenariat peut être établi avec les universités disposant de facultés de sciences religieuses. Aujourd’hui, l’université française n’enseigne plus la théologie. Seul le régime local de l’Alsace (Strasbourg) et de la Moselle (Metz) constitue une exception à la règle générale.

L’enseignement universitaire se base sur l’étude distanciée et critique des textes et de la tradition religieuse, sur la connaissance objective des religions, en aucun cas sur la transmission de la foi. Des départements d’islamologie existent déjà dans les universités françaises qui donnent cet enseignement critique.

Depuis la loi d’orientation de 1970, des conventions peuvent être passées entre un établissement universitaire public et un établissement privé. Celles-ci autorisent la constitution de jury mixte pour la délivrance de diplômes sous double sceau (par exemple : doctorat en théologie et sciences religieuses).

Les établissements destinés à la formation des ministres du culte (distinguée de l’enseignement de la théologie ou du droit religieux) sont considérés comme partie intégrante de l’exercice de ce culte et donc, à ce titre exclus, par la loi de 1905, de toute subvention publique.

La question d’une faculté de théologie islamique à l’intérieur d’une université publique reste en suspens. Cette hypothèse engendre des réticences chez des musulmans qui acceptent mal une critique universitaire à laquelle des croyants ne seraient pas associés. L’initiative de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’intérieur, qui a impulsé en 1999, en liaison avec l’Éducation nationale et au sein de l’EHESS, l’institut national des hautes études islamiques, traduit une volonté politique sensible aux problèmes de l’islam en France.

3 – La représentation des musulmans en France

Face aux pouvoirs publics, les interlocuteurs musulmans sont multiples, souvent en désaccord entre eux et aucun ne peut se prévaloir d’une légitimité conférée par un rang dans une hiérarchie religieuse ou par une élection (du moins pour le moment). La République n’est pas habituée à cette situation. Elle s’est forgé une solide tradition de négociation avec des structures religieuses hiérarchisées comme celles des cultes catholique, israélite, protestant ou bouddhiste, qui se sont chacun organisés selon leurs propres règles pour lui désigner des représentants. Les musulmans doivent donc inventer leur propre forme de représentation dans une démocratie laïque avec laquelle ils se familiarisent.

Prendre le temps

Si la République ne reconnaît aucun culte en particulier – les cultes sont juridiquement égaux selon l’article 2 de la loi de 1905 – elle ne les méconnaît pas pour autant. L’application des dispositions de la loi de séparation, au niveau de la vie quotidienne, les problèmes nouveaux qui surgissent, etc…, sont toujours discutés par des instances de concertation, entre le politique et le religieux. Ces dernières sont prévues dans les textes, la loi de séparation n’ayant pas établi de cloison étanche entre le politique et le religieux : toute la jurisprudence de la loi de 1905 montre le contraire.

Comment interpréter cette notion de « représentativité » qui fait problème dans la communauté musulmane française ? Dans d’autres domaines que le domaine religieux, la représentativité ne signifie pas forcément la « totalité des représentés ». Au plan syndical par exemple, une centrale représentative est une centrale avec laquelle on peut négocier et passer des conventions collectives (qui, d’ailleurs, seront valables pour l’ensemble de la profession). Sa représentativité n’est que faiblement dépendante du nombre de ses syndiqués. Signalons aussi dans le domaine religieux que la Fédération protestante de France n’est pas représentative de tous les courants protestants, certains d’entre eux entretenant un rapport direct avec le ministère de l’intérieur, interlocuteur des cultes dans notre tradition. De même, depuis ces quinze dernières années, le Consistoire central n’est plus, pour le culte israélite, l’interlocuteur unique et exclusif de l’État, qui rencontre et se concerte avec d’autres associations cultuelles indépendantes (celle du Judaïsme libéral, par exemple). Ces démarches restent pragmatiques et c’est sans doute dans cet esprit qu’il faut aller, si l’on veut progresser avec l’islam.

7.    Voir A. Boyer, L’islam en France. op. cit. .

La représentation est une nécessité

Une représentation des musulmans est nécessaire, car quatre besoins sont à satisfaire

un besoin de négociation correspondant à la possibilité pour les musulmans de discuter leurs problèmes (par exemple, l’abattage rituel et le contrôle de la viande hallal, les aumôneries musulmanes, le statut des imams, les carrés musulmans dans les cimetières…) ;
un besoin de représentativité pour être considéré comme un interlocuteur vis-à-vis des pouvoirs publics ;
un besoin d’expression dans la société française, au même titre que les autres religions ;
un besoin enfin de légitimité effective pour que l’islam cesse d’être interprété comme un « phénomène étranger ».

L’histoire est déjà longue des espérances et des échecs de l’organisation du culte musulman en France par les musulmans eux-mêmes [7]. Les tentatives ont été nombreuses et ont toutes échoué jusqu’ici. L’État républicain a aussi tenté de trouver les voies d’une représentation, en concertation avec les musulmans – le Corif (Conseil de réflexion sur l’islam en France) initié par Pierre Joxe (ministre de l’intérieur) -, ou sans concertation – comme a tenté de le faire son successeur, Charles Pasqua, avec la Mosquée de Paris. Les raisons de ces échecs ne sont pas inutiles à analyser.

Des discussions au sein de a commission « Laïcité et Islam », il ressort que la question ne concerne pas les seuls musulmans ; les pouvoirs publics ont aussi leur part de responsabilité dans la manière dont ils favorisent ou non les initiatives, notamment locales. L’initiative prise en décembre 1999, par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, et poursuivie par son successeur, tend à accélérer les mutations souhaitables dans le monde musulman et peut entraîner un nouvel état d’esprit des pouvoirs publics.

Qu’est-ce qu’être représentatif ?

Pour les membres musulmans de la commission, la légitimité des représentants serait fondée sur trois critères.
Le premier est la compétence, elle-même fondée sur la connaissance, le savoir ; la réflexion et l’expérience.
Le deuxième est la reconnaissance par la communauté, même si elle n’est pas majoritaire.
Et le troisième est la présence sur le terrain, l’existence au niveau local. Partant de là, il paraît aujourd’hui impossible de faire l’économie d’une représentativité pluraliste des musulmans. Une représentation qui se voudrait exclusive perdrait tout crédit dans la mesure où il y aurait inévitablement d’autres « représentants » sur ce terrain qui se revendiqueraient comme aussi légitimes avec les mêmes critères. La pensée d’une représentation de l’islam de France ne pourrait pas faire l’économie de marier ces trois facteurs : le temps, le local, la diversité. Quitte à trouver des formules transitoires.

Il est sans doute impossible d’espérer une organisation de la représentativité des musulmans, même locale, si le temps de la discussion n’est pas pris pour une reconnaissance mutuelle des différents problèmes, sur leur terrain, entre musulmans et pouvoirs publics. La commission « Laïcité et Islam » a compris que les méthodes qui seront utilisées par les pouvoirs publics seront aussi déterminantes que le fond des questions à traiter. Les « plates-formes pluralistes de dialogue » au niveau local, pourraient être utiles pour faciliter l’expression des problèmes. Tout compte fait, ce travail, avec la patience qu’il requiert, ressort bien d’une intelligente conception de l’intégration.

Quelques propositions
La démocratie, si elle est vécue au quotidien, est une chance pour les musulmans, dont les droits seront ainsi respectés et les aspirations prises en compte dans le cadre commun de la République. Pour développer la dynamique d’intégration en cours, il n’est pas dans leur intérêt, ni dans celui de la nation, de rechercher un traitement spécifique à leurs difficultés par la révision du cadre de la loi de 1905. Les musulmans peuvent pratiquer leur religion, sans avoir à payer le prix d’une assimilation, ni céder à la tentation du repli sur soi ou du ghetto. Ces deux attitudes seraient contraires à l’esprit de l’islam comme à celui de la citoyenneté, elles illustreraient douloureusement l’échec de l’idéal républicain. Toute la commission était d’accord sur ce point.

Le fossé entre l’égalité de droit et l’inégalité de fait doit être comblé.

Trop souvent, des activités musulmanes légales sont présentées comme illégitimes. Le problème est donc bien politique : les libertés sont reconnues et l’islam a droit à une visibilité religieuse, au même titre que les autres confessions. Il en va de la sauvegarde du pluralisme culturel de la France.

Les questions soulevées par l’islam dans la société française sont révélatrices d’un affaiblissement dans l’application des droits et des principes démocratiques. Autrement dit, l’enjeu de l’intégration des musulmans réside aussi dans la capacité des autorités publiques à respecter – et faire respecter – leurs identités et leurs pratiques religieuses, dans le cadre des lois fondamentales de la République. Le respect de la dignité des croyants, de leurs responsables en particulier, ainsi qu’un véritable effort quant à la présentation publique de l’islam iraient dans le bon sens.

Une conception de l’intégration

L’islam en France, comme nous venons de le voir, est une question à la fois politique, sociale et culturelle ; elle n ’est pas que cultuelle. Par conséquent, elle ne pouvait pas être abordée par la Ligue de l’enseignement indépendamment de ces références politiques et philosophiques : la Ligue a une philosophie en matière d’intégration et c’est à la lumière de cette philosophie politique que les débat ont été conduit. Pour la compréhension des réflexions, il est donc important de préciser en quelques lignes ce qui fait l’essentiel de ses positions, (avec lesquelles la plupart des membres de la commission sont d’ailleurs en convergence). Ces positions se déduisent d’une réflexion plus large engagée depuis bientôt vingt ans sur la laïcité française et qui a fait l’objet de nombreux rapports et publications.

Parmi les droits de l’homme et du citoyen, figure celui du libre choix de ses appartenances et la liberté de préserver la (ou les) culture(s) propre(s) à chacun. Ce droit ne peut s’exercer que dans une complète égalité et une complète responsabilité des citoyens. Est-il aujourd’hui utile de le rappeler ?

Sans doute car, à bien considérer l’évolution récente de la société française, nombre de questions resurgissent. Les années 1960-1970 ont constitué un moment de cristallisation des transformations lentes de la société vers une plus grande reconnaissance de sa diversité culturelle et religieuse. Le développement des régionalismes, et la demande de revalorisation des cultures minoritaires (régionales ou autres) ont conduit la société française, malgré les résistances, à envisager de manière nouvelle la question de son identité collective et, de manière concomitante, celle de l’intégration en son sein de nouveaux groupes migrants ou de cultures différentes.

Dans les années 1980-1990, l’évolution devient très sensible. La diversité est largement valorisée dans l’opinion et le métissage culturel poursuit son œuvre, notamment dans la culture populaire des « variétés » (chanson, danse, etc…, de nouvelles modalités d’identification, impensables vingt ans auparavant, s’exposent publiquement (les homosexuels, les handicapés, les beurs, les blacks, etc.). La prise de conscience des populations anciennement immigrées – majoritairement issues du nord de l’Afrique – qu’un retour au pays devient progressivement une illusion, encourage leurs revendications identitaires, notamment religieuses ; l’ouverture des frontières en Europe et la multiplication des flux (im)migratoires laissent poindre des inquiétudes diverses. Dans le même temps, des décisions politiques perturbent à leur manière les processus historiques d’identification à la collectivité nationale : il s’agit notamment de la décentralisation (qui crée un niveau infranational) et la construction européenne (qui crée un niveau supranational). Même si la peur qu’un métissage mondial affaiblisse la France et lui fasse perdre son identité est plus importante que la réalité du phénomène, de fait, la représentation collective du « nous », dont la nation offrait globalement et jusqu’alors le cadre naturel, est devenue problématique.

Dans ces circonstances, des questions – qu’on pourrait qualifier de récurrentes parce qu’elles ont souvent jalonné notre histoire moderne -resurgissent : comment peut-on aider les gens d’origines diverses et de diverses convictions, religieuses ou non, à s’intégrer à la société française – et aider la société française à les intégrer- sans nuire à « l’unité politique » réalisée de la nation ? Mais, sans les contraindre non plus, sans les obliger à une assimilation qui vaudrait un complet abandon d’eux-mêmes, de leurs cultures, de leurs croyances et qui priverait la société française d’enrichissements possibles.

Évacuer les faux débats

Pour réfléchir en profondeur sur les politiques d’intégration satisfaisantes pour la France à l’aube du XXI siècle, est-il utile de préciser qu’il faut rejeter l’option « communautariste » ?

Une société fondée sur le « communautarisme » entraînerait le cloisonnement de communautés instituées, la mise à l’écart des citoyens qui ne se reconnaîtraient dans aucune, le danger que la société nationale se désagrège pour faire place à une juxtaposition de groupes irréductibles les uns aux autres et qui, à l’extrême, ne seraient unis que par le biais d’un État « Léviathan » ou d’un État « filet de sécurité ». La société nationale pluraliste est d’un autre ordre : elle constitue l’architecture, le cadre – extensible à la communauté européenne dans l’avenir – au sein duquel cohabiteraient, collaboreraient et échangeraient pleinement une pluralité diversifiée d’individus et de groupes de provenances et de convictions diverses.

Clarifions au passage le débat autour de la conception « du droit à la différence », qui porterait en germe le danger de « la différence des droits ». C’est le droit à être différent dans ses appartenances et ses convictions avec la pleine liberté d’expression qui est acceptable. On s’en tiendra là en réaffirmant que cette différence ne peut pas s’incarner dans des institutions publiques ; ce serait fondamentalement contraire à l’idée selon laquelle la constitution de la nation repose sur une communauté de valeurs et une citoyenneté commune.

D’ailleurs, pour qui voudrait instituer le communautarisme comme mode de gestion des différences, l’effort à produire serait gigantesque. Il lui faudrait renverser la dynamique juridique à l’œuvre depuis plusieurs siècles et qui a toujours été dans le sens de la protection des libertés individuelles ; mettre à terre en quelque sorte toute notre tradition du droit et reconstruire un système où l’individu n’existerait plus ailleurs que dans sa communauté. Autrement dit, le communautarisme entendu comme système juridique est, en France au moins, un leurre ou un fantasme.

En revanche, les démarches et structures « communautaires », telles que ce pays en a fait l’expérience depuis très longtemps, au fil des migrations successives, participent au processus d’intégration. Elles ne sont pas assimilables à des « entreprises communautaristes ». Des réseaux de sociabilités, d’entraide, de solidarité, les pratiques de la culture d’origine, y compris cultuelles, sont utiles tant qu’elles restent conformes au droit ; presque tous les migrants y ont eu recours parce que, pour vivre dans la société d’accueil – à plus forte raison si l’accueil est hostile, comme ce fut souvent le cas en France -, le lien avec sa culture d’origine est sécurisant. Un temps variable selon les cas doit être laissé à chaque individu pour qu’il puisse négocier, progressivement et en confiance, ses propres modalités d’intégration. Pour cela, il peut avoir besoin de sa communauté d’origine. Ce besoin n’est pas contraire à l’émergence ou à l’approfondissement d’un sentiment d’appartenance à la nation. Il joue même le plus souvent un rôle décisif dans le processus d’intégrationàlacitoyenneténationale.

Encontrepartie, on peut alors réaffirmer que l’allégeance exclusive à une communauté de culture, de foi, d’histoire, est incompatible avec les formes contemporaines de la mobilité et de l’adaptabilité sociale et professionnelle, d’autant plus nécessaires que la situation économique impose désormais une capacité de mutation permanente. La mono-appartenance psychologique communautaire est un obstacle à l’intégration. L’enfermement dans la culture d’un seul groupe ne peut favoriser ni l’esprit critique ni la liberté de jugement individuel, il entretient l’exclusion.

Enfin, contrairement à la vision figée et fermée qu’en donne l’idéologie nationaliste, la richesse culturelle de la France résulte autant du dynamisme propre à son histoire, que de l’apport, par agrégat et par immigration, de personnes et de cultures hétérogènes qui s’y sont côtoyées et mêlées au cours du temps. C’est par l’échange et le métissage, mais aussi par la transmission de cultures particulières diverses, que s’est constituée la culture nationale. Il est donc tout à fait possible de concilier les diversités culturelles et les rencontres. Grâce à l’adoption par les « anciens », comme par les « nouveaux » Français, des valeurs républicaines, démocratiques, universalistes, la nation française a élaboré sa cohésion par-delà ses divisions politiques et les appartenances particulières. À cet égard, il ne faut pas minimiser le rôle joué par l’État ; il a été essentiel dans la constitution de la nation, la France est l’un des rares exemples où la nation est née d’un État (et non l’inverse).

Concilier unité politique et diversité culturelle

Comment envisager alors, avec le développement de ces identifications collectives diverses et des multi-appartenances individuelles, la question de l’intégration de populations nouvelles dans la société française ? L’ignorance étant trop souvent une des raisons du rejet mutuel ; nous pensons indispensable, par exemple, que la connaissance des religions, dans leur histoire et dans les grands temps de leurs manifestations au long de l’année, trouve sa place dans les programmes scolaires. Au-delà, comment concilier ces identités avec la pérennisation d’une culture politique commune, ouverte et dynamique, culture politique qui se résume en un mot : « citoyenneté », elle-même condition de la pérennité de la nation française

S’il n’est plus souhaitable, comme certaines forces ont essayé de le faire, d’imposer une dilution plus ou moins complète des cultures et des identités collectives particulières dans une identité nationale homogène et uniforme, comment imaginer l’élaboration du lien politique entre tous les résidents d’un même lieu (du quartier ; de la ville, de la nation ou même de l’Europe) ? La nation française peut-elle encore constituer un cadre suffisant d’identification personnelle et collective ? Peut-elle encore constituer le cadre suffisant d’une représentation et d’une participation civiques ? Peut-on imaginer une citoyenneté distincte ou dissociée de la nationalité ?

Toutes ces questions, suscitées par le contexte politique et socioculturel nouveau de cette fin de XXe siècle, sont aujourd’hui l’objet d’un vif débat – en France et dans bien d’autres pays.

Mesurons l’importance d’un progrès historique récent des mentalités, (deux siècles à peine) ; il se traduit par l’ouverture de l’État-nation à la diversité, reconnue comme un droit : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions… ».

On a fini par oublier ce qui l’a précédé. Mais ce droit ne réduit pas pour autant la recherche des valeurs fondamentales du « vivre ensemble » et l’exercice de la « cosouveraineté » de l’État-nation, dont chaque citoyen détient théoriquement sa part de responsabilité. Les valeurs civiques du « vivre ensemble » et notre culture politique commune de la citoyenneté doivent être sans cesse approfondies, sans vouloir contraindre les valeurs identitaires, culturelles ou cultuelles, propres a chacun.

Cette philosophie politique succinctement résumée ici s’applique à notre approche de l’intégration de l’islam en France. Elle a présidé à son examen avec la lucidité qui convient, car si nous formons des espoirs pour une intégration réussie de l’islam dans la société française, nous savons qu’il y faudra du temps et de la persévérance dans les débats.

Il faut s’attendre à ce que l’installation et le fonctionnement de l’islam en France prennent quelques années avant de « se fondre » dans le paysage de la société française, à l’instar des autres cultes. À cet égard, plusieurs responsabilités relèvent directement de la communauté musulmane, comme par exemple la nécessité pour elle de prendre connaissance des lois de la République, pour mieux comprendre ses droits et ses devoirs, mais aussi pour réfléchir sur les conditions de l’exercice du culte musulman dans la France laïque. La Ligue de l’enseignement est attentive et bienveillante aux efforts engagés dans ce sens par quelques personnalités musulmanes ; elle en mesure bien la difficulté et l’enjeu.

En parallèle, la nation française – les citoyens comme leurs représentants -doit admettre sans réticence le droit d’expression des musulmans, dans leur diversité, et accepter que l’expression d’une conception musulmane de la vie fasse désormais partie du florilège des cultures qui animent notre société.

Il faut résorber progressivement le contentieux entre les musulmans -maghrébins et africains pour l’essentiel – et la société française si l’on veut continuer à parler d’un destin politique commun. Nos concitoyens doivent cesser d’avoir peur les uns des autres et aller plus franchement au dialogue pour une connaissance mutuelle sans laquelle il sera difficile de continuer à vivre et à décider ensemble de notre avenir politique et social. Pour cela, une attitude dépassionnée est nécessaire. Il est donc temps de prendre le chemin d’un débat serein et sincère, car c’est le seul moyen de faire évoluer les mentalités, c’est-à-dire l’opinion publique dont le poids est si déterminant dans toutes ces questions.

Pour peser dans ce sens, la Ligue de l’enseignement pense utile de multiplier les occasions de rencontre et de débats, de développer des groupes locaux de réflexion. À l’invitation des représentants de la Ligue, ils pourraient réfléchir avec d’autres à la lumière de la laïcité. Le développement de formations permettant la connaissance de l’islam et de la laïcité est tout aussi nécessaire. La création d’un centre national de ressources et d’initiatives, pour rassembler les informations locales et nationales sur l’intégration de l’islam et des musulmans dans la société française laïque, pourrait aussi être envisagée. Cette structure publierait des recommandations, des avis, ou lancerait des actions juridiques, en collaboration avec de grandes organisations associatives.

Une chose est certaine. Pendant des années, la société française a méconnu cette réalité musulmane constituée de citoyens français, ou appelés à le devenir. D’un autre côté, beaucoup de ces musulmans ont cru, où se sont laissés convaincre, qu’ à cause de leur religion, ils étaient exogènes à la société et qu’ils ne pourraient jamais vraiment s’y intégrer.

La commission « Laïcité et Islam » aura au moins eu le mérite de suggérer qu’un dialogue était possible et qu’il y avait eu beaucoup trop de temps de perdu. Si quelques fleurs à l’avenir poussaient dans le terreau de ces débats, l’audace de cette commission n’aurait pas été inutile à la République.

Présenté lors de la réunion de la Commission du 13 juin 2006

[1] Les bâtisseurs de la laïcité française ont construit un cadre pour l’exercice de la liberté individuelle de conscience (le droit d’avoir, de ne pas avoir, de changer de religion ou de philosophie) et pour l’exercice de la liberté collective du culte. Dans ce cadre juridique et institutionnel. toutes les convictions – sauf les idéologies totalitaires, racistes et xénophobes – peuvent coexister avec leurs valeurs, leurs règles, leurs rituels et leurs droits privés propres, quand il s’agit des religions. La liberté de conviction et la liberté de les pratiquer publiquement ont pour corollaire l’indépendance et la neutralité absolue de la puissance publique à l’égard de toutes les idéologies, de toutes les croyances.

[2] Rapport rédigé par Nathalie Dollé au nom de la commission.

[3] Sur la question concernant la présence musulmane, les origines, les chiffres, etc., on consultera avec bénéfice A. Boyer, L’islam en France, Puf 1998 .E.Poulat, La Solution laïque et ses problèmes, Paris, Berg international 1997 J-P. Wïllame, Sociologie ces religions, Paris Puf. Que sais-je ?, 1994.

[4] On se reportera utilement au livre de G. Couvreur, Musulmans de France – Diversité, mutations et perspectives de l’islam français, Paris, Les éditons de l’Atelier, 1998.

[5] La loi du 9 octobre 1981 lève les restrictions sur le droit d’association des étrangers qui devaient obtenir de la préfecture une autorisation préalable à la création de toute association dans le cadre de la loi de 1901.

[6] L’Institut européen des sciences humaines, l’Institut des Etudes Islamiques de Paris et l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris

[7] Voir A. Boyer, L’islam en France., op. cit.