DERIVES IDENTITAIRES

par Robert Bistolfi, mai 2015

 

Article paru dans le n°93 de Confluences Méditerranée (Printemps 2015), dont le dossier central est consacré aux Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne

 

Comté de Nice: une culture régionale face à l’extrémisme

 

La France est riche de personnalités régionales dont l’affirmation ne menace pas, en soi, la cohésion républicaine. Le Comté de Nice, qui doit à l’histoire une forte identité culturelle et linguistique, a vu aussi sa population profondément brassée au cours du dernier demi-siècle. Dans cette terre traditionnellement conservatrice, un repli protecteur sur la culture dialectale a prévalu. Compréhensible, ce repli est devenu inquiétant lorsque, avec la crise des dernières années, une affirmation identitaire extrémiste a contaminé un pan de la « nissardité ». Doublant une UMP déjà très droitière et un FN bien implanté, certains mouvements franchement xénophobes, racistes et islamophobes ont acquis pignon sur rue. Cette dérive, décrite et dénoncée ici, pourrait aussi être annonciatrice de risques semblables dans d’autres régions à la personnalité historique affirmée. Mais le régionalisme n’est pas maurrassien par nature : on évoquera aussi les actions qui, en s’appuyant sur l’appartenance du pays niçois à l’espace d’Oc, pourraient du sein même de la culture niçoise agir en contrefeux.

 

Un survol sur Internet de certains des innombrables « Sites niçois » se révèle vite décevant. Une culture régionale réduite à quelques traditions figées, comme si la culture ne vivait pas de transformations, d’emprunts, d’innovations, de ruptures même, qui élargissent le champ d’une modernité où la tradition maintiendra subtilement ses traces. Autant dire que la célébration lassante du Pan bagnat, des Cougourdoun, du Presepi ou de la Socca[1] – fut-elle arrosée d’un délicat vin de Villars – ne témoigne pas d’une tradition vivante, comme on voudrait s’en persuader, mais d’une culture sous perfusion nostalgique d’un passé embelli.

Il est loin, le temps où le nissart était la langue des familles, de la rue et du chantier, après avoir été celle du berceau ! Lorsque la langue était vivante, elle se prolongeait en mille trouvailles où le génie populaire s’épanouissait, avant que la langue des notables les intègre. Aujourd’hui, lorsqu’on se hasarde à écrire en nissart, c’est souvent une langue informe, patoisante, qui est utilisée. Peu d’auteurs de qualité sont cités, valorisés, alors que de Raimon Féraud[2] à Joseph-Rosalinde Rancher[3], sans parler de contemporains très différents comme Joan-Luc Sauvaigo, Reinat Toscano, Hervé Barelli…, les Lettres niçoises s’honorent de productions qui n’ont pas à rougir face à la large palette des écrits littéraires d’Oc. L’exaltation du particularisme et le repli prévalent souvent sur l’intelligence. Celle-ci conduirait à valoriser les mille liens qui, au fil des siècles, ont été tissés entre les hommes du Comté et leurs cousins provençaux, languedociens, limousins… La conscience de l’appartenance à une même aire culturelle d’Oc a rétréci. Le fameux respect des traditions fait que l’on aboutit même, dans le champ du religieux, à des comportements douteux. La vraie piété, faite d’abord d’intériorité, est-elle toujours présente dans les processions ostentatoires qui étaient tombées en désuétude, des rogations avec lesquelles on renoue en glissant dangereusement au folklore touristique ?

 

Ancrage identitaire

Niçois, on peut être partagé dans sa relation à la ville, mais depuis toujours être très sensible à sa beauté. On ne se lassera pas de découvrir les témoignages visibles de l’histoire, du boulet turc fiché depuis 1543 dans une maison de la vieille ville aux retables de Louis Brea, aux magnificences du baroque, aux palais de la Belle Epoque… Ou encore de savourer simplement les ocres et les jaunes des hautes maisons génoises, avec les jeux de la lumière sur les crépis sableux. Lorsque l’hiver arrive, les couleurs de la cité sont particulièrement douces, chaudes, infiniment nuancées, et elles vibrent dans l’air pur. On s’interroge alors : a-t-on été injuste, et l’ironie à l’égard des poètes patoisants qui célèbrent Nice en vers de mirliton serait-elle inutilement méchante ?

Une culture du Comté réduite à l’exaltation d’un passé mythifié peut, on l’a dit, beaucoup agacer ; mais – se contredira-t-on ? – on acceptera aussi de comprendre en partie ses raisons lorsqu’on sait quels changements démographiques la société a connus au cours du dernier demi-siècle. Longtemps, en dehors des travailleurs venus de l’Italie proche pour répondre aux besoins d’une Côte d’Azur en expansion, l’étranger fut surtout le riche hivernant. Après l’indépendance de l’Algérie, il y eut l’arrivée de nombreux Pieds Noirs ; puis il y eut l’immigration de travail maghrébine avec les regroupements familiaux qui ont suivi. Pour se protéger contre la modernité agressive de la Côte, pour faire face aux inévitables frictions liées à une diversification trop rapide de la population, rien de tel que le cercle étroit des proches, de ceux avec qui l’on se sent spontanément en harmonie, de ceux dont le compagnonnage et les usages ont été façonnés par les générations précédentes… Car cette longue chaine des générations avait en effet inscrit dans la durée la construction d’une riche personnalité culturelle : entre le pelandroun[4] du Babazouk[5] et le pastre[6] montagnard, les différences étaient évidentes, mais les liens étaient également forts, avec le sentiment d’appartenir à une même entité. Nul ne nie aujourd’hui l’existence d’une personnalité niçoise originale, avec un particularisme dont les traits ont pris forme au fil d’une histoire mouvementée marquée par les guerres entre ses grands voisins.

 

Moments politiques

Avec la dédition de 1388 et le détachement politique (mais non la rupture culturelle) d’avec la Provence, puis sous les Savoie, l’identité du Comté s’était affirmée. Elle l’avait été suffisamment pour, paradoxalement, sortir consolidée des périodes incertaines – guerres, révolutions, changements de souveraineté – dont elle avait subi durement les effets. Pendant des siècles, la tutelle lointaine de Chambéry, puis de Turin, avait constitué un défi autrement moins existentiel que celui lié au rouleau compresseur de l’uniformité républicaine : des aspirations autonomistes ou indépendantistes ont ainsi vu le jour dès une annexion qui, en 1860, eu lieu dans les conditions douteuses que l’on sait. Gonzague Arson avait milité alors pour « un pays neutre et indépendant sous la garantie des puissances européennes ». En 1871, après les « troubles de février »[7] qui reposèrent avec éclat la « Question de Nice », Garibaldi rêva d’une sortie par le haut de la crise et d’une «république européenne qui réserverait à Nice indépendante un sort particulier », celui de « capitale de l’Union européenne ». Dans les décennies suivantes, il y eut toujours des Niçois percevant leur Comté comme une petite patrie à vocation souveraine, à égale distance des deux grandes puissances voisines. Dans la première moitié du XXe siècle, face aux revendications mussoliniennes afférentes au Comté et à la Corse, des questionnements sur la nationalité de Nice ressurgirent : les gages de « francité » réclamés par Paris, et aisément obtenus face au péril fasciste, mirent alors en sourdine les aspirations autonomistes. Après la guerre, une réaffirmation très progressive des aspirations identitaires niçoises intervint. Elle se traduisit entre autre par des réticences, en 1961, lors de l’inclusion du Comté dans la région PACA où il disparut au profit d’une « Côte d’Azur » touristique et sans ancrage historique. C’est après la guerre, aussi, que la question régionale en pays d’Oc retrouva une dimension franchement politique avec la création du Partit Nationalista Occitan (PNO). Même si c’est à Nice qu’il fut créé en 1959, là où son principal théoricien – François Fontan – a longtemps résidé, le PNO n’a jamais réuni dans le Comté que quelques sympathisants intellectuels. Avec ses références à l’ethnisme, son approche pan-occitane était trop théorique et trop ambitieuse pour mordre sur le nissardisme bon enfant d’une époque où le savoureux pastrouilh de Tanta Vitourina[8] et un théâtre dialectal vivace suffisaient aux attentes identitaires de la majorité. Dans ce cadre-là, la politique ordinaire était certes présente, mais elle se résumait pour l’essentiel à des gestes de déférence symbolique à l’égard de la culture du pays : édiles et candidats serraient la main des boulistes place Arson[9], disaient quelques mots en nissart lors des festins…

 

Micro-nationalisme 

En écourtant les étapes, on arrive au tournant de ce XXIème siècle où, en surfant sur le particularisme nissart, en l’instrumentalisant, certains affichent désormais des objectifs politiques autrement ambitieux. Deux démarches – l’une micro-nationaliste, l’autre « identitaire » à connotation « raciale » – proposent aujourd’hui aux Niçois des avenirs problématiques. Avec un projet politique nationaliste, le publiciste Alain Roullier-Laurens fonde en 2001 la Ligue pour la restauration des libertés niçoises (LRLN), puis il créera en 2010 le Partit Nissart. En 2003, il avait publié : « Nice, demain l’indépendance »[10] Dans une démarche identique à celle adoptée par la Ligue savoisienne pour contester l’annexion de 1860, l’objectif affiché est un nouveau vote d’autodétermination sous l’égide de l’ONU (!), avec en perspective une indépendance du Comté. Centré sur cet objectif, le site officiel de la LRLN – Païs Nissart – pratique un isolationnisme cocardier. On y clame « Occitania fuora », et, pour faire bonne mesure, l’on utilise hors contexte une citation de Garibaldi en la résumant abruptement : « Occitans et Marseillais, ennemis héréditaires de Nice » ! Tout cela ne va pas sans une certaine confusion idéologique car, parallèlement à ces simplismes chauvins, on peut exalter la figure de Nelson Mandela ou encore protester lorsque des journalistes hâtifs confondent la Ligue et son inspirateur avec le Bloc identitaire d’extrême droite dont il sera question après. En fait, ce qui est refusé d’abord c’est un positionnement sur l’arc traditionnel « Gauche-Droite » : le « peuple niçois » en tant qu’identité collective est l’interlocuteur visé, l’acteur que l’on veut réveiller. Dans cette démarche, le rejet de la société réelle (avec ses différences de classes et d’intérêts) n’est cependant pas sans ambiguïtés ni dangers : l’exaltation d’une identité close sur elle-même peut aisément déboucher sur des tentations autoritaires et un rejet pur et simple de l’autre. On retrouve un positionnement analogue à celui de la LRLN dans d’autres associations travaillant dans la même perspective autonomiste ou indépendantiste. Ainsi de « Racines du pays niçois ». Avec des références inattendues à Gramsci, sa devise est : « Ni drecha, ni seneca, soulamen nissart ! »[11]. Lui aussi parle de pays occupant lorsqu’il évoque l’appartenance à l’ensemble national. Nombre d’autres associations pourraient être citées, toutes axées sur la défense de la culture populaire et jouant plus ou moins explicitement avec les idées autonomistes : ces associations sont parfois fantomatiques, avec une vie éphémère, mais le goût de la notabilité et les attraits d’une présidence font que des candidats sont toujours disponibles… Tout cela ne prêterait pas à conséquence si, à droite, la classe politique n’instrumentalisait pas l’attachement légitime au pays natal en jouant de la fibre identitaire au-delà du raisonnable. Ceci d’autant plus que, sur ce terrain-là, sont désormais actives des forces autrement inquiétantes.

 

Dérives xénophobes

C’est à Nice qu’avec « Nissa rebela », mouvance régionale du « Bloc identitaire », un mouvement franchement raciste et anti-musulman accroît depuis 2007 sa présence sur le terrain de l’extrême-droite. Nissa Rebela s’est taillé une part de marché significative sur ce terrain-là en recourant à des actions de communication où il excelle : la plus connue, lors d’une prétendue action de solidarité avec les SDF, avait voulu exclure les musulmans en procédant à une distribution de soupe au cochon. On peut citer, dans la même veine, la « Campagne anti-racaille », le « Collectif Islamisation Basta », l’« apéro porchetta-rosé » organisé dans un quartier du centre-ville où les musulmans sont nombreux, la participation de Jouinessa Rebela à l’occupation de la mosquée de Poitiers… Ce qui caractérise en effet la mouvance de Nissa Rebela c’est une islamophobie violente, antirépublicaine. Elle est ancrée sur l’idée qu’un « Grand Remplacement » est à l’œuvre, avec la menace de voir les immigrés, essentiellement des musulmans, prendre mécaniquement le pas sur les Européens dits de souche. Formalisée en France par l’écrivain Renaud Camus, et popularisée par le journaliste Eric Zemmour, cette exploitation anxiogène des craintes liées à la diversité culturelle constitue depuis longtemps le fil directeur idéologique des « Identitaires ». Pour résorber la « fracture ethnique » que ses activistes disent se creuser, Nissa rebela préconise le renvoi pur et simple, dans leur pays d’origine, d’un grand nombre d’immigrés et descendants d’immigrés. La naissance en France ne suffisant pas à assurer une appartenance, ce grand retour pourrait et devrait concerner aussi des ressortissants français jugés insuffisamment assimilés : un terme a été trouvé pour qualifier ce reniement des valeurs de la République : « la remigration ».

En dehors d’un extrémisme raciste et islamophobe, Nissa Rebela n’offre sur le plan idéologique qu’un salmigondis de références hétérogènes. L’organisation défend un patriotisme niçois qu’elle prétend promouvoir dans une France des régions, cette dernière devant elle-même être partie prenante d’une Europe des nations. Au-delà de ce positionnement de principe (qui fera d’ailleurs capoter le rapprochement tenté avec un FN plus hexagonal), les propositions institutionnelles sont absentes, et l’on subordonne toute avancée sur ce plan à une reconquête identitaire préalable. Les figures tutélaires auxquelles ce patriotisme prétend se référer sont pour le moins disparates : Catherine Ségurane[12] bien sûr, et les Barbets[13], mais aussi Jacques Médecin et Albert Spaggiari[14]. Sans oublier – plus surprenant ! – Auguste Blanqui.

Si on pouvait sourire de l’esprit de clocher bon enfant de certains défenseurs de la culture du Comté, il n’est plus possible de prendre à la légère un mouvement qui instrumentalise l’attachement à l’identité niçoise en n’ayant en ligne de mire que des pratiques d’exclusion. Cette vigilance s’impose d’autant plus qu’aux dernières élections municipales (2014), le candidat issu de Nissa Rebela a réuni au premier tour 4,43% des voix. Les résultats des prochaines consultations seront à analyser avec attention : il est à craindre que la grande émotion – plus que légitime – suscitée par les attentats parisiens de janvier 2015 n’accroisse les réflexes antimusulmans de beaucoup. Lorsqu’on sait de surcroît qu’un score ne traduit qu’une petite partie des idées d’une droite extrême qui pèse lourd sur la Côte, il y a de quoi s’inquiéter. S’impose dès lors l’obligation de réagir.

 

Contre-feux

Ils peuvent et doivent se situer sur plusieurs plans. Sur celui de l’action politique immédiate, il appartient aux formations de l’arc républicain de ne pas s’abandonner à des facilités démagogiques pour des raisons électorales. Ce champ du politique exigerait une analyse en soi. On ne restera ici que sur le terrain de la culture et des actions politico-institutionnelles qui en relèvent. Les régionalistes qui souhaitent pour le développement du Comté un dispositif d’autonomie solide, mais ne le conçoivent que dans un cadre républicain réaménagé sur le plan institutionnel, ont sur ce point une responsabilité particulière. Il faut ici lutter contre une idée fausse et génératrice de confusion, à savoir que la défense d’une identité régionale ne peut être que de droite, de droite conservatrice, ou de droite extrême. Il y eut certes Charles Maurras, mais on oublie qu’il y eut des théoriciens régionalistes progressistes, (comme Robert Lafont, récemment disparu), que nombre de luttes syndicales du « Midi » s’accompagnèrent autrefois de mots d’ordre en « patois », que Jaurès défendit ces patois constitutifs de la langue d’Oc, que Garibaldi – que l’on tire aujourd’hui à hue et à dia – fut d’abord un combattant de la liberté et de l’égalité, un libre-penseur critique de toutes les fermetures rétrogrades… C’est pourquoi le mot d’ordre : « Ni droite, ni gauche, seulement Niçois » n’est que confus : contre cette confusion, il faut oser une défense de l’identité axée sur des valeurs de progrès et refusant les médiocrités répétitives du localisme. Sur cette voie-là, plusieurs chantiers mériteraient sans doute d’être réactivés.

 

Chantier linguistique

Dans une approche progressiste de l’identité culturelle, l’on sortirait de l’enfermement pour s’ouvrir avec confiance à l’autre. Cet autre, c’est d’abord tout l’espace de la langue d’Oc, celui-là même auquel se référaient Rancher et Raynouard dans leurs échanges.[15] C’est aussi le Piémont proche avec, en particulier, ses vallées occitanophones. C’est enfin la Provence avec les tentations qu’elle connaît elle aussi – et malheureusement – d’une autonomisation linguistique radicale au sein de l’ensemble d’Oc. Sortir du localisme nissart, c’est oser rouvrir le dossier du dialogue avec tous les autres dialectes de cet ensemble, en traitant au premier rang la question de la graphie : l’instauration progressive de normes acceptées par tous les écrivains d’Oc est nécessaire si l’on veut étendre l’intercompréhension dialectale. Cette intercompréhension, en étendant le champ des lecteurs potentiels, aiderait aussi à l’émergence d’œuvres de qualité et traitant de sujets sociétaux contemporains. Par prudence, parce que l’on se souvient des difficiles débats ayant longtemps divisé l’intelligentsia niçoise sur le sujet, on se contente le plus souvent, aujourd’hui, d’une graphie dérivée de celle finalement adoptée par Frédéric Mistral et le Félibrige. Le moins qu’on puisse dire est que, marquée à l’excès par ses références françaises, elle est bien éloignée du génie originaire de la langue d’Oc. Certains auteurs niçois contemporains, soit dans leurs œuvres littéraires, soit dans leurs travaux théoriques, ont heureusement maintenu en vie ce chantier de la qualité et de l’authenticité de la langue ; certaines associations aussi. Le moment est peut-être venu de reprendre encore plus activement ce dossier, en liaison avec l’Université où nombre de linguistes ont multiplié les travaux de dialectologie. La question du rapprochement dans l’écrit des dialectes d’Oc est une question de politique culturelle. L’aborder rationnellement et dans un esprit d’ouverture serait utile : élargir les possibilités d’accès aux œuvres, c’est aussi donner un encouragement à la création en nissart.

 

Défis sociétaux

Chez les régionalistes niçois, l’ouverture sur les enjeux occitans devrait idéalement s’accompagner d’une ouverture, au plan du Comté, sur l’ensemble des défis de la modernité.

Un défi institutionnel : en dehors des chimères indépendantistes, qu’a-t-on à dire sur la régionalisation en cours où la réalité des ancrages territoriaux historiques a été ignorée face à de douteuses nécessités économiques immédiates ?

Un défi culturel : sur ce plan, le Comté a depuis longtemps attiré les artistes et a lui-même donné le jour à des créateurs de qualité, mais ces créateurs – sauf rares exceptions – se sont inscrits dans une mouvance française, elle-même très ouverte sur le monde. Sans renoncer pour autant à ses thèmes traditionnels, la création nissarde sera-t-elle capable d’entrer en résonance avec cette dernière, de s’attaquer plus qu’elle n’a osé le faire jusqu’ici à divers thèmes de la modernité, esthétiques et autres, jusqu’ici négligés ? Un artiste comme Ben pourrait ici avoir ouvert la voie.

Un défi social enfin : la Nice d’autrefois, avec sa bourgeoisie citadine, ses gavots[16] descendus des Hauts et urbanisés, ses immigrés italiens intégrés avec l’apprentissage du nissart, ses riches étrangers…, cette Nice-là n’est plus et ne reviendra pas. Le bouleversement démographique se lit dans les rues comme dans le béton des collines et des vallées. Le débat politique est vif sur l’immigration, sur les Français qui en sont issus et, par extension, sur l’islam. Sur ces questions-là aussi, avec les interrogations connexes sur l’avenir de l’identité niçoise, qu’avons-nous à dire ? Contre les démarches haineuses qui ont été évoquées, et contre le repli frileux dans une tradition dévitalisée, saura-t-on adopter une démarche d’ouverture et de dialogue ? Le visage de la ville et du Comté, demain, en dépend.

 

 

 

 

[1] Pan bagnat et Socca : spécialités culinaires, très populaires. Cougourdon : courge pèlerine séchée et évidée, autrefois ornée de dessins pyrogravés. Presèpi : crèche de Noël.

[2] Raimon Feraud (né vers 1245) : troubadour auteur d’une « Vida de Sant Honorat », poème de plus de 4000 vers, dans un provençal où s’affirment déjà des traits dialectaux proprement nissarts.

[3] Joseph-Rosalinde Rancher (1785-1843) : auteur central dans l’histoire des lettres niçoises (sa liberté et sa truculente ont été critiques du conformisme cagot de la Restauration sarde).

[4] Gamin.

[5] Vieux-Nice

[6] Berger.

[7] La chute de l’Empire, les élections de février 1871 et les manifestations qui suivirent ont révélé l’ampleur du malaise identitaire dix ans après l’annexion, la vitalité du particularisme nissart et la persistance d’un courant séparatiste pro-italien.

[8] Référence à une très populaire émission radiophonique où Francis Gag, auteur central du théâtre dialectal du siècle dernier, incarnait une forte femme faisant mille commentaires sur la vie de son quartier, dans la vieille ville.

[9] Haut lieu du boulisme niçois.

[10] France Europe Ed.

[11] Ni droite, ni gauche, seulement Niçois !

[12] Femme du peuple et héroïne mythique qui se serait illustrée dans la défense de la ville lors du siège de 1543 où Français et Turcs étaient alliés.

[13] Habitants des villages du Comté ayant résisté, au moment de la Révolution, à l’occupation de l’armée française et à ses réquisitions qui ont lourdement pesé sur une paysannerie pauvre.

[14] Militant et baroudeur d’extrême-droite ayant glissé au banditisme : le « casse » original d’une grande banque niçoise, puis une évasion rocambolesque l’avaient rendu célèbre localement.

[15] Raynouard et Diouloufet disaient avoir retrouvé dans La Némaida de Joseph-Rosalinde Rancher, parue en 1824, « vivant fossile, la langue des troubadours » (Cf. René Merle, Le chemin d’Honnorat)

 

[16] « Gavot » renvoyait aux montagnards et aux « patois » : le terme était dépréciatif et évoquait la rusticité. Il a perdu aujourd’hui cette nuance dépréciative pour désigner les habitants des moyen et haut Comté.


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