Par Robert Bistolfi,
Le 5 septembre 2016
Endeuillée par l’un des attentats les plus meurtriers liés à Daech, Nice n’a pas été choisie au hasard. La Promenade des Anglais est bien connue, son prestige est associé au soleil et à la légèreté des vacances. L’écho médiatique de l’événement ne pouvait être que mondial. On dit que l’Etat islamique en recul au Proche-Orient a ainsi voulu rappeler que sa capacité de nuisance demeurait forte. D’autres analyseront cette dimension-là de l’événement, mais pour ce qui est de la France, le choix de Nice n’a pas été anodin pour d’autres raisons. Le paravent trompeur des palmiers masque des inégalités et des frictions bien réelles. Le nombre de musulmans est aujourd’hui significatif, et ils sont visibles – légitimement – dans l’espace public. La droite extrême qui domine ici a préféré manipuler les questions identitaires plutôt que d’affronter les défis et les efforts d’une réelle intégration sociale. La réalité des tensions sociétales a fait croire aux terroristes que la situation était exploitable, que la tuerie susciterait des violences antimusulmanes en retour. Leur choix du 14 juillet a voulu de même manifester symboliquement le refus d’une communauté politique égalitaire. Le but recherché – un déchaînement des affrontements – n’a pas été atteint. Pour le moment ? On doit se féliciter des réactions dignes, de la retenue dont, en général, la ville a su faire preuve. Mais, après l’émotion, le temps du deuil doit déboucher sur celui de la réflexion. Dans la démarche d’accueil des musulmans, la société niçoise avait-t-elle su affronter à la juste hauteur les défis d’une diversité culturelle inédite ? Sauf brillantes exceptions, le personnel politique a sur ce point été défaillant. Le riche particularisme nissart (catholicisme de tradition, dialecte original…) a été utilisé dans une démarche de repli et d’exclusion concernant l’Islam. Dans l’espace urbain, on a voulu contraindre la présence musulmane, l’effacer au maximum, la maintenir dans l’espace clos et discret de la famille, à la périphérie du cœur actif de la cité. Avec un simple dépouillement de la presse, on peut suivre au fil du temps ce refus des édiles d’admettre véritablement la composante musulmane de « leur » ville, cela en lui imputant l’intégrale responsabilité de son exclusion. N’en déplaise au premier ministre qui avait affirmé qu’expliquer c’est déjà excuser, un rapprochement est inquiétant : les départs en Syrie à partir des Alpes-Maritimes ont été parmi les plus nombreux de l’Hexagone.
Une ville au passé culturel compliqué
La mobilité des hommes ébranle toutes les structures établies. Comme celle d’une nation, la qualité d’une ville se mesure aussi à son aptitude à intégrer les nouveaux venus, à les agréger à la communauté citoyenne. Sur ce plan là, Nice qui a connu en un peu plus d’un siècle des changements démographiques à peu d’autres pareils dans l’Hexagone, avait su tant bien que mal accueillir au fil des années des apports humains disparates : gavots du haut pays, travailleurs piémontais et ligures recherchés comme force de travail pour les chantiers d’une Côte se rêvant un avenir californien, Pieds–Noirs après les indépendances du Maghreb, retraités aisés du Nord avides de soleil, plus récemment mafiosi italiens ou russes, nomades de la jet-set amateurs de moyennes escales azuréennes…
Quoique bien ancrée dans l’histoire, la ville ne disposait que d’un socle identitaire trop étroit pour cimenter rapidement et solidement ces apports humains successifs. Le particularisme nissart s’étant réfugié dans les cercles étroits de la famille ou de l’activité associative, l’agrégation des couches successives des néo-Niçois ne s’est faite, presque exclusivement, que grâce au dynamisme du secteur du bâtiment et de l’économie du tourisme. Les gavots et les transalpins se sont progressivement – et non sans tensions – fondus dans la base populaire de la ville, une base où le Parti communiste et la CGT ont durablement rempli une fonction d’ouverture progressiste aux nouveaux venus. Pour les autres arrivants, l’intégration s’est traduite par des empilements successifs plutôt que par une vraie fusion des apports. C’est dire la fragilité de l’ensemble.
A la fois sociale et culturelle, cette fragilité et cette hétérogénéité n’ont pas été compensées – à dire vrai, c’eut été sociologiquement surprenant – par un appareil politique et administratif à la hauteur des défis. Certains évoqueront les maladresses de Paris, déjà manifestes lors de l’annexion de 1860, pour expliquer un nissardisme de repli dont l’opacité emprunte aux vieilles pratiques clientélistes du monde méditerranéen. Quoi qu’il en soit, on ne peut éviter d’incriminer une partie de la classe dirigeante locale qui, prenant appui sur un socle sociétal traditionnellement et majoritairement conservateur, a ensuite dérivé vers l’extrême droite[1] tout en s’abandonnant aux joies d’un affairisme ayant trop souvent partie liée avec la délinquance. Il y eut ici, et il y en a encore – Dieu merci ! – des hommes politiques conservateurs honorables, mais l’évocation du seul Jacques Médecin qui avait jumelé Nice avec Le Cap à l’époque de l’apartheid, avant que ses malversations ne l’obligent à s’enfuir en Uruguay, résume bien le côté indigeste d’une certaine salade politique niçoise.[2]
Des structures d’accueil fragiles
Même brossée à trop gros traits, la silhouette de la ville annonce déjà les réticences auxquelles se heurtera l’accueil de la dernière immigration, pour l’essentiel maghrébine et de culture musulmane, puis le refus collectif implicite d’intégrer les générations qui en sont issues. (L’accueil indigne réservé par le pays aux Harkis avait déjà démontré que, pour certains, un « bougnoule » quel qu’il fut demeurerait toujours un sous-Français.) Pour les besoins de l’économie, on avait largement puisé dans une force de travail surabondante de l’autre côté de la Méditerranée. Le déracinement de paysans pauvres et de chômeurs urbains, les bateaux de l’exil, les entassements dans des bidonvilles, ce fut aussi cela les Trente Glorieuses. Cette subordination de l’avenir des communautés humaines aux exigences à court terme de l’économie aura un effet boomerang qui n’avait pas été anticipé : avec le regroupement familial intervenu sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, les illusions concernant le retour des migrants au pays s’effondreront définitivement. La succession des génération, le Droit du sol jouant, a fait que le pays va se retrouver quelques décennies plus tard avec une diversité culturelle qu’il n’avait pas prévue au départ, diversité ni souhaitée ni pensée. Sur ce point, quelques régions de la frange méditerranéenne – dont le Comté de Nice – vont illustrer avec acuité les défis de la situation.
Le rouleau compresseur de l’assimilation républicaine avait jadis efficacement laminé en peu de temps les particularismes des immigrations précédentes, mais il va s’enrayer dans la Sud-Est (entre autres régions de forte immigration liée au passé colonial) pour de multiples raisons. Parmi elles, la longueur d’une crise économique et sociale (très marquée ici en raison de la fragilité des secteurs économiques porteurs d’emplois), et aussi de l’importance quantitative de la « communauté musulmane » issue de l’immigration. On ne peut ignorer non plus le poids des rapatriés d’Afrique du Nord dont l’intégration a par ailleurs été plutôt réussie : certains d’entre eux peuvent être amers d’un pied-de-nez de l’histoire, d’un renversement des rôles qui voit des Algériens devenus en nombre des citoyens français comme eux bénéficier d’une égalité de principe qu’ils s’étaient refusés à leur reconnaître là-bas.
Dès lors que parmi toutes les personnes issues de l’immigration de culture musulmane, des croyants en nombre significatif voudront à la fois exercer pleinement leurs droits de citoyens et satisfaire aux exigences d’une pratique religieuse jusqu’alors marginale dans la région, des problèmes pratiques comme des questions de principe inédites étaient inévitablement amenées à se poser. Pour certaines exigences (celles touchant aux lieux de culte, aumôneries, carrés musulmans dans les cimetières…), le principe constitutionnel d’égalité aurait pu permettre – et a parfois permis – de dégager progressivement les aménagements législatifs ou administratifs nécessaires. Avec d’autres – le port du voile étant le plus emblématique – un dispositif laïque qui paraissait bien huilé après de durs affrontements de départ avec l’Eglise catholique, s’est trouvé confronté à des sollicitations disparates. Des « accommodements raisonnables» ont parfois permis de traiter pragmatiquement certaines demandes, mais la diversité des frictions sur le terrain montre qu’autour du principe de laïcité, qui se voulait pourtant porteur d’apaisement, se sont noués des enjeux pratiques, symboliques et politiques d’une force inédite qui concernent le cœur même du devenir de la communauté citoyenne. A Nice, ces enjeux et les crispations qui leur sont liées se sont déployés dans un milieu politico-culturel original.
Imprécision des données et phantasmes
Revenons au terreau niçois et aux freins à sa capacité d’accueil de musulmans dont la présence s’est constituée au fil du temps en composante culturelle significative de la ville. Aucune donnée objective n’est disponible, la loi s’opposant pour des raisons de principe à l’établissement d’un recensement officiel de l’état des croyances. En recoupant diverses statistiques autorisées (sur l’immigration, l’origine géographique…) et des enquêtes par sondage de nature diverse (qui, elles, peuvent porter sur la religion), on a pu aboutir à des conclusions quantitatives sur le nombre de musulmans présents à Nice et dans les Alpes Maritimes. Mais le résultat est tout aussi incertain qu’au plan national où les estimations, on le sait, conduisent à des écarts de fourchette dépassant l’entendement.[3] On citera quelques chiffres cependant, ne serait-ce que pour situer un ordre de grandeur là où fleurissent les phantasmes et les théories du complot.
D’abord, les statistiques de l’immigration : la part de la population immigrée originaire de pays de culture majoritairement musulmane est, dans les Alpes Maritimes, de l’ordre de 13%,[4] proportion la plus élevée de toute la région PACA.[5] Dans l’ensemble de cette dernière, 42 % de la population immigrée est originaire du Maghreb (18% d’Algérie, avec 84.600 personnes ; 14% du Maroc, avec 66.400 personnes). Par ailleurs, 45% des immigrés résidant en PACA ont acquis la nationalité française.[6] Enfin et surtout, en vertu du droit du sol déjà évoqué, les enfants d’immigrés nés en France sont évidemment français, même si leurs parents ont conservé leur nationalité d’origine.
Les estimations concernant le nombre de musulmans sont, elles, encore plus incertaines. La question est difficile ne serait-ce qu’en raison de l’ambiguïté du terme musulman et de la diversité des références individuelles à la religion, données qui requerraient pour une saisie pleinement sûre un appareil de relevés très lourd et sophistiqué. Parmi les enquêtes disponibles, celle de l’IFOP situe entre 3,8 et 5,7% le pourcentage de musulmans dans la population totale des Alpes-Maritimes.[7]
Les données concernant l’ensemble de la population sont par ailleurs connues : en 2013, un peu moins de 1.100.000 habitants pour le département, et près de 350.000 pour la seule ville de Nice. Trop disparates, ces informations n’autorisent aucune estimation chiffrée précise de la présence « musulmane » à Nice. En rapprochant grossièrement les données connues, il apparaît néanmoins que cette composante socio-culturelle de la ville a acquis un poids qui est loin d’être marginal.[8] Cette importance n’avalise en rien les théories anxiogènes que propagent Renaud Camus et Eric Zemmour. Elle oblige néanmoins à s’interroger sur la démarche de la société d’accueil : ouverture et flexibilité nécessaires à une intégration apaisée et progressive, ou au contraire méfiance et rejet ?
Défaillance de responsables politiques majeurs
Des enquêtes sociologiques fines seraient nécessaires pour apprécier objectivement – et aussi mesurer l’évolution – des attitudes et des comportements au sein de la société niçoise majoritaire face à la fraction d’elle-même liée au passé colonial et à l’Islam. En leur absence, on peut néanmoins, essentiellement grâce à la presse,[9] suivre la manière dont le personnel politique azuréen a affronté la question musulmane. Croyant répondre aux attentes implicites d’une partie significative de leurs électeurs,[10] mais contribuant aussi par une exploitation de leur insécurité identitaire à conforter chez eux une islamophobie[11] latente, ce personnel a – sauf rares et louables exceptions individuelles – globalement joué les boutefeux. Au lieu de s’attacher à inclure et à intégrer, voie difficile, exigeante, mais praticable, cela en aidant l’ensemble citadin à prendre conscience du caractère irréversible de la présence musulmane, nos politiciens ont joué le renforcement de ce qu’ils pensaient être l’identité de souche nissarde. L’autre voie aurait réclamé de toutes les composantes de la cité (y compris la musulmane) qu’elles mettent en pratique cette morale de la retenue préconisée par Claude Lévi-Strauss dans l’approche de l’autre.
Ce qui a prévalu, c’est la volonté d’effacer au maximum – on l’a dit – la présence musulmane dans l’espace public, d’inciter au repli dans le cadre familial. Cela a pris la forme d’obstacles administratifs et chicaniers à l’édification de lieux de culte, avec également une multiplication de mesures vexatoires touchant à l’expression publique des cultures issues de l’immigration maghrébine et sub-saharienne. On reviendra sur ces points, importants pour comprendre la montée des frictions « intercommunautaires ». Auparavant, un labourage idéologique avait longuement ouvert la voie aux affrontements : rarement souligné, il a pris la forme d’un encouragement intéressé au catholicisme le plus traditionnel. Bon enfant, imprégné de culture populaire et façonné par les générations, ce catholicisme-là a été délibérément encouragé par certains politiques ; mais cela a été conduit en détournant assez grossièrement sa dimension familière pour en faire un outil d’enfermement communautaire. Couplé avec une exaltation de l’ancrage identitaire nissard dans ce qu’il a de plus superficiel, ce catholicisme de fermeture, que l’Eglise post-conciliaire n’a sans doute ni approuvé ni encouragé, apparaît en bout de course comme un instrument d’endiguement et d’exclusion des Niçois musulmans.
Instrumentalisation du catholicisme de tradition.
L’ancrage du Comté dans la foi catholique est ancien et se lit dans les édifices religieux de la ville et du pays niçois;[12] mais, comme partout ailleurs dans l’Hexagone, la pratique religieuse avait fortement chuté, et seuls certains jours de Fête (Noël, Pâques) et les grands événements de la vie familiale (baptêmes, mariages, enterrements) remplissaient encore les églises. Les références chrétiennes demeurent certes vivantes, cela à un niveau essentiellement personnel, et elles sont vécues comme un trait sans doute important mais non surdéterminant d’une identité culturelle composite. Sur ce fond religieux globalement apaisé et assez peu dogmatique, plusieurs hommes politiques ont cependant tablé, on l’a souligné, pour encourager une démarche collective à la fois identitaire et régressive.[13] Jacques Peyrat a ouvert la voie qui, en mai 1999, dans une lettre personnelle adressée à un conseiller municipal, avait déclaré : Je défendrai en priorité les valeurs et les sites chrétiens. Je n’ai pas d’argent pour le reste.[14]
Cette dérive se poursuivra, donnant lieu à de petites manipulations séductrices. Ainsi, on prendra appui sur une pratique remontant au régime sarde, à savoir le Renouvellement du Vœu où l’on voit le premier magistrat de la ville placer cette dernière sous la protection de la Vierge Marie, puis participer à une procession.[15] Jacques Peyrat avait redonné un lustre particulier à la cérémonie du Voeu, suivi par un Christian Estrosi qui s’empressera d’envoyer des tweets accompagnés d’images pieuses : J’ai renouvelé le Voeu de la Ville de Nice et confié ses destinées à Notre-Dame des Grâces en l’Eglise St Jean Baptiste. La procession allant du bâtiment communal à l’Eglise, où l’on voyait des édiles républicains participer ès qualités, ostensiblement, à une cérémonie religieuse dans l’espace public, était, elle, tombée en désuétude : la procession fut rétablie en 2014, toujours par Christian Estrosi.[16]
Le même avait déjà utilisé un incident mineur, à savoir une messe relevant elle aussi de la tradition, célébrée dans le Mercantour sans autorisation de l’administration du Parc (d’où un procès-verbal dressé par les gardes, des échanges virils et de l’émoi dans le Haut-Pays). L’occasion pour le député qu’il était de manifester une nouvelle fois avec le maximum de publicité son attachement personnel au catholicisme. Prenant fait et cause sans recul pour des croyants qui sont aussi des électeurs, et cela sans le rappel à la loi que ses fonctions rendaient souhaitable, il avait alors déclaré : Pour prier mon Dieu dans ces montagnes, il est hors de question que je demande l’autorisation à qui que ce soit![17] Tout croyant doit être respecté, mais lorsque un comportement est à géométrie variable et fonction apparemment d’intérêts électoraux, peut-on s’interroger sur l’authenticité d’une spiritualité aussi tapageusement affichée ; surtout lorsqu’elle est associée à des attitudes discriminantes en fonction de l’interlocuteur religieux ? Le député-maire de Nice s’est donc ému lorsque la pratique catholique d’un village de la Haute Tinée s’est trouvée corsetée par l’application quelque peu rigide d’un règlement administratif. Pour la fête de Hanoukka, le même a concédé sans barguigner une place publique de Nice à des juifs traditionnalistes et s’y affichera kippa sur la tête, dansant avec un rabbin et prononçant un discours politico-religieux où la prudence laïque n’était pas évidente. Beaucoup plus discrètement, à la fin du Ramadan, il participera à une rupture de jeune en dînant avec une famille musulmane. Toutes ces gesticulations à dimension religieuse fleurent un certain opportunisme. Que doit-on penser, en effet , lorsqu’on voit le même s’opposer à la libre pratique des musulmans, critiquant à juste titre les prières de rue mais multipliant les obstacles administratifs pour freiner l’ouverture de lieux de culte. Sur ce point, la liste des tracasseries est ancienne, longue, et ne peut être ignorée.
Entraves à la pratique religieuse musulmane
L’ordre républicain et la laïcité qui lui est organiquement liée ont pour corollaires les libertés de conscience, de croyance, ainsi que, dans le cadre d’un ordre public normalement ouvert, la liberté de pratiquer sa religion. Cette dernière exige des lieux de culte. Si les religions chrétiennes et le judaïsme disposaient de temples lorsque la loi de 1905 a fixé le cadre normatif de leur relation avec l’Etat, l’islam, dernier venu, a longtemps été dépourvu de salles de prière adaptées. L’accroissement du nombre de personnes de culture musulmane et, parmi elle, de pratiquants, a longtemps été ignoré : religion du célibataire immigré, religion du pauvre et du soumis, l’islam a longtemps été enterré dans des caves d’immeubles. Le regroupement familial et l’addition des générations nées en France le feront accéder à l’air libre avec l’émergence de demandes touchant à la pratique. La région niçoise, à cet égard, n’a fait que s’inscrire dans un mouvement général. Parmi les demandes, celle de la disponibilité de lieux de culte décents était la plus fréquente, mais la pauvreté initiale de certaines communautés musulmanes, l’impossibilité de subventions publiques à des associations cultuelles, enfin les risques d’ingérences politico-religieuses liées au mécénat de pays étrangers, ont fait et font de la question du financement des mosquées un sujet éminemment sensible. On sait comment, pragmatiquement, dans tout le pays, avec plus ou moins de bonne volonté en fonction des lieux et des équipes municipales, on a cherché à répondre pratiquement aux demandes musulmanes.
A Nice, cette question des lieux de culte aurait pu n’être que pratique. Sur ce plan là déjà, la situation sociale d’ensemble comme la diversité des associations et sensibilités de la mouvance musulmane aurait requis patience et doigté.[18] Mais le sujet de la mosquée a d’entrée de jeu été érigé en question symbolique essentielle, et traité de manière délibérément conflictuelle. Dès 1999, Jacques Peyrat, alors sénateur-maire de Nice, avait déclaré qu’il « n’envisageait pas » la construction d’une mosquée dans sa ville.[19] Député-maire et successeur, Christian Estrosi lui a emboîté le pas.
Les Niçois de culture musulmane, et parmi eux les pratiquants réguliers désireux de posséder un lieu de culte se sont heurtés à d’interminables problèmes pratiques. La situation est régulièrement dénoncée, non seulement par des dignitaires religieux et des responsables associatifs, mais aussi par l’opposition progressiste au sein de la municipalité. Au fil du temps, des petites salles de prière se sont cependant ouvertes : mosquées Ar-Rahma à l’Ariane, El-Nour à la Madeleine, de l’Oued à Saint-Isidore ; salles de prière de Bon-Voyage, El-Imen au Ray, du Foyer Adoma à Riquier…[20] Les prières de rue dans certains quartiers – à l’Ariane, à Bon Voyage, à Las Planas… – ont démontré que le sujet n’a jamais été traité avec la hauteur de vue souhaitable. La description serait fastidieuse des innombrables conflits où s’est exprimée à Nice une volonté continue de contraindre les demandes cultuelles musulmanes.
L’histoire de la salle de prière de la rue de Suisse est à cet égard symptomatique, et cela à un double titre. Le lieu : c’était la seule salle de prière en centre-ville, derrière l’église Notre-Dame, là où de nombreux commerces, entre autres halal, ont sans doute coloré le quartier de manière gênante pour certains. Les conditions : la salle de prière fonctionnait depuis onze ans lorsque, le local ayant été mis en vente et une association ayant réuni par souscription les fonds nécessaires à l’achat, la ville a exercé au dernier moment son droit de préemption.[21] Un autre dossier problématique fut celui dit des Chibanis (vieux travailleurs, du bâtiment pour l’essentiel) : la salle de prière dont ils disposaient à Riquier depuis trente-neuf ans dans une résidence ADOMA (ex-SONACOTRA) ayant été fermée sans concertation par l’administrateur local de l’institution, une prière de rue en protestation devant le foyer ayant eu lieu en septembre 2012,[22] un dirigeant de l’ADOMA fut obligé de venir à Nice pour finir par consentir à une réouverture.
Ces frictions sont révélatrices d’un climat d’ensemble où, depuis 1997 quand le projet a germé, le projet de « grande » mosquée En-Nour de la plaine du Var a constitué une pomme de discorde majeure entre ses promoteurs et la municipalité. « Grande » : le qualificatif est outrancier, la cinquième ville de France ne disposant pas d’un lieu de culte à hauteur du nombre des musulmans pratiquants. Lorsqu’on sait de surcroît que le chiffre de 1000 m2 était évoqué pour la salle de prière, la critique faite par certains d’un « projet-cathédrale » était pour le moins injustifiée. Le traitement du dossier a achoppé sur les questions du financement, de la gestion du futur centre cultuel, de la localisation du bâtiment… Le contexte politique a constitué un élément central, avec des droites extrêmes surenchérissant dans l’exploitation de « la question musulmane ».[23] L’emplacement de la mosquée a posé, inavoué, un problème croissant avec le temps. Coincée par ses collines, Nice a vocation à s’étendre dans la plaine du Var et les nouveaux quartiers de la future Eco-Vallée croissent à vue d’œil : une belle mosquée implantée-là posait problème, alors que l’essentiel de la plus forte présence immigrée avait pu être contenue dans les anciens quartiers populaires proches du Paillon. Epineux, le dossier a donc fait l’objet d’une approche illisible, en dents de scie, de la part des maires successifs, tout cela sur fond de surenchère islamophobe : refus de permis de travaux (2005), autorisation (2012), projet de substitution d’une crèche à la place de la mosquée (2013), contre-projet de lieu de culte ailleurs (2013). Avec, en bout de course, une décision du tribunal administratif qui, le 6 juin 2016, a ordonné au maire de signer l’arrêté d’ouverture de la mosquée En-Nour. Mais la partie n’est peut-être pas terminée : C.Estrosi a annoncé vouloir saisir le Conseil d’Etat.
Stigmatisation des cultures issues de l’immigration
Comparaison n’est pas raison, mais lorsque Londres se donne un maire qui, entre autres traits identitaires se trouve être musulman, on peut au moins s’interroger sur la situation de Nice où une pleine reconnaissance citoyenne n’est pas assurée pour qui est de confession musulmane. Partager une ville suppose qu’au-delà des inévitables frictions de la vie communale la légitimité de la présence de tous dans l’espace public ne fasse pas l’objet de contestations. Fixé très tôt par les premiers magistrats qui se sont succédé, le cadre de rejet du musulman n’a pas varié, et les propos se sont même durcis. Tel un Jacques Peyrat déclarant en 2012 à propos de l’Islam: Je ne méprise pas cette religion. Mais nous n’avons pas demandé à ces populations de venir chez nous : je ne me sens pas obligé de leur fournir le moyens de pratiquer.[24] Tel un Christian Estrosi affirmant en 2013 : Islam et démocratie sont totalement incompatibles.[25] Comment s’étonner du sentiment d’exclusion que l’on a suscité, surtout lorsque les mesures vexatoires s’additionnent, mêlant islamophobie et réflexes néocoloniaux. Extraits d’un navrant inventaire à la Prévert : problème de l’abattage rituel au moment de l’Aïd-el-Kébir (un seul abattoir agréé, en 2013, pour tout le département des Alpes-Maritimes) ; discriminations à l’embauche[26] ; réticences face au prolongement des lignes de tramway vers des quartiers excentrés (par crainte de voir facilité l’accès au centre ville des « immigrés » de la périphérie !) ; demande d’interdiction d’une conférence de Tariq Ramadan à Carros, dans le périmètre de la Métropole niçoise; maladresses dans le traitement de tombes musulmanes lors d’aménagements au cimetière de l’Est[27] ; édiction d’une Charte des mariages visant à prohiber les manifestations d’allégresse trop bruyantes entourant l’événement…[28]
Depuis la tuerie du 14 juillet, au lieu d’apaiser les émotions d’une ville légitimement traumatisée, certaines surenchères ont aggravé les failles. On avait bien dû admettre que des musulmans figuraient parmi les victimes du terroriste, mais c’est en confondant deuil religieux et deuil républicain (où toutes les victimes auraient reçu un même hommage rassembleur), que la seule cathédrale de Nice a accueilli la cérémonie de recueillement la plus symbolique. Depuis, l’inventaire navrant évoqué plus haut s’est enrichi, l’état d’urgence a paru légitimer brutalité politique, restrictions à la liberté de croyance et respect approximatif du droit dans la gestion de l’espace public. Déjà, après le Bataclan, les fermetures autoritaires de salles de prière avaient été particulièrement nombreuses dans le pays niçois.[29] Après le 14 juillet, c’est dans les Alpes-Maritimes aussi qu’a démarré l’affaire du Burkini où le ridicule l’a disputé au scandaleux, avant d’aboutir à des abus d’ordre répressif. Le Conseil d’Etat a eu beau dire le droit en invalidant les arrêtés municipaux proscrivant le vêtement, plusieurs maires[30] ont choisi de résister. En appui, Eric Ciotti, président du Conseil général des Alpes-Maritimes, envisage de déposer une proposition de loi visant à surmonter l’obstacle du Conseil d’Etat : vouée à l’échec, la démarche confirme la détermination islamophobe de la droite extrême. Dernier fait en date sur ce point – et dernière illustration de la course à l’échalote de l’irresponsabilité que se livrent les deux « leaders » départementaux de la droite sarkozyste – cette déclaration de Christian Estrosi : Les faits confirment, dans la douleur, ce que j’avais annoncé : il y a bien dans notre pays une cinquième colonne qui, en visant les enfants de France, veut la mort de notre héritage et de notre civilisation.[31]
Un double danger pèse à l’évidence sur l’avenir proche. D’abord, tout nouvel attentat terroriste serait désintégrateur d’une cohésion déjà fissurée. Mais le lien sociétal est tout autant fragilisé par la concurrence décrite entre les droites extrêmes, lesquelles ont déjà mis les thèmes identitaires au cœur des prochaines campagnes électorales. Présentes dans tout l’Hexagone, les tensions sont fortes sur tout l’arc méditerranéen, et à Nice en particulier. Restaurer ou, plus exactement, instaurer un vivre-ensemble moins conflictuel sera une tâche de longue haleine. Indispensable, la dénonciation de l’extrémisme islamophobe et des manipulations de la laïcité ne serait cependant pas, seule, à la hauteur des défis. On voit bien tous les autres domaines – croissance et emploi aux finalités repensées, programmation écologique, rénovation égalitaire du système éducatif… – où des réponses ambitieuses s’imposeraient. L’essoufflement d’ensemble du système politique fait qu’un tel projet progressiste peine à émerger. C’est pourtant dans une réouverture de l’avenir collectif le plus englobant que les conflits identitaires pourraient être traités avec la finesse qu’ils exigent.
Des images pour finir, afin de ne pas désespérer face aux nuages noirs de l’immédiat. La première concerne la Coulée verte, cette belle réalisation municipale qui a vu la couverture du Paillon recouverte de plantations et d’espaces de jeu. Des familles d’origine maghrébine ou sub-saharienne s’y étaient lentement aventurées, les femmes étant voilées ou non, et des enfants de plus en plus nombreux s’étaient mêlés pour jouer sans souci des origines. Après l’attentat du 14 juillet, une rétraction générale aurait eu lieu, les prudences et les méfiances auraient joué. Mais lentement la raison reprendrait aujourd’hui le dessus et les cris mêlés des enfants résonneraient à nouveau.
Une autre image : celle d’une page de Nice-Matin qui publie en début de semaine les photos des mariés du samedi précédent. Seize photos de couples découvertes par hasard.[32] Sous les photos, à côté de noms fleurant bon le Niçois « de souche » (celui que flattent les Identitaires), beaucoup de patronymes venus d’ailleurs en Europe. Et aussi des noms à consonance maghrébine. Cinq couples sont dans ce cas, une seule des épouses porte un voile, et les professions indiquées sont : professeur, ingénieur, technicien, employé… Les attentes insatisfaites à l’Ariane ou aux Moulins sont certes toujours là, mais ne peut-on pas lire aussi, dans ces photos de couples endimanchés, la lente intégration qui s’opère malgré tout, irréversiblement, dans Nice ? Et y lire aussi un espoir : celui que, surmontant son aigre repli identitaire, la ville saura reconnaître dans sa nouvelle diversité culturelle une richesse à intégrer avec confiance plutôt qu’une menace existentielle.
[1] Cf. R.Bistolfi, Dérives identitaires : Comté de Nice, une culture régionale face à l’extrémisme, Confluences Méditerranée, 2015.
[2] Jacques Médecin a toujours ses nostalgiques, et la figure de Spaggiari – truand et aventurier d’extrême-droite – nourrit une forme de folklore. En cet été 2016, Nice-Matin lui consacre une évocation, et Jacques Peyrat – qui, venu du Front National, fut maire de Nice après Jacques Médecin de 1995 à 2008 – ne cache pas des sentiments de sympathie pour celui dont il fut l’avocat.
[3] Les déclarations fantaisistes fleurissent sur ce point, lesquelles peuvent aisément alimenter la thèse du « grand remplacement ». Ainsi, le 1er août 2016, Julien Dray a pu déclarer sur France-Inter : « Aujourd’hui il y a, en gros, entre 6 et 8 millions de pratiquants ». Se référant aux travaux de l’INED (Institut national d’études démographiques), Jean-Pierre Chevènement, président désigné de la « Fondation pour l’islam de France », parle de 4,1 millions de fidèles (cf. Le Monde du 2 sept. 2016 : Construire un pont entre l’islam et la République)
[4] Immigrés : personnes nées étrangères à l’étranger.
[5] Chiffres de 2009.
[6] Cf. Claire Joutard, Françoise Leduc, Synthèse Flash INSEE / PACA n°41, Oct. 2012.
[7] L’Islam en France en 2009, IFOP, Août 2009.
[8] La Croix du 12 septembre 2000 rapporte que la population musulmane est estimée à 100.000 personnes dans les Alpes Maritimes, et à 30.000 pour la seule ville de Nice. Dans Le Monde du 26 septembre 2012, Paul Barelli avance le chiffre de 60.000 musulmans pour Nice, dont 5 à 6000 pratiquants « occasionnels ». Dans les deux cas, les modalités de l’estimation ne sont pas indiquées, et ces chiffres, pour les raisons qu’on a dites sont à manipuler avec prudence.
[9] Essentiellement le quotidien Nice-Matin.
[10] En 2014, au premier tour des dernières élections municipales, à Nice la liste de Christian Estrosi avait obtenu 44,98% des voix, celle de Christine Arnautu (FN) 15,60%, et celle de Olivier Bettati (qui rejoindra ultérieurement le FN) 10,13 des voix. Soit un total pour la droite extrême de 70,71% !
[11] Islamophobie : rejet d’une catégorie de la population en raison de caractéristiques liées à l’appartenance réelle ou supposée à l’islam.
[12] De cet ancrage témoignent sur le plan culturel, de Nice au plus haut du Comté, fresques et retables (de Miralhet aux Brea), somptueuses églises baroques des temps tridentins, chapelles et oratoires de campagne.
[13] L’existence au sein du catholicisme de noyaux de fidèles ultra-traditionnalistes ou franchement réactionnaires a pu faciliter les utilisations politiciennes de la foi. Sans, à l’évidence, mettre les deux faits sur le même plan, on notera les dérogations réclamées dans la région pour des célébrations de la messe en latin (rite de saint Pie V), tout comme la présence active à Nice de partisans de Monseigneur Lefebvre (c’est dans un couvent du Vieux-Nice qui leur avait été concédé que la cavale de Touvier prit fin).
[14] Publié par l’AFP et cité par La Croix (12 sept. 2000).
[15] En 1832, face à une épidémie de choléra, la municipalité avait donc placé Nice sous la protection de la Madone des Grâces, en prenant aussi deux engagements : celui de renouveler chaque année cette mise sous protection de la Vierge, ainsi que celui de construire une église (ce fut l’actuelle Eglise St-Jean Baptiste, dite Eglise du Vœu). Bonne fille, la République s’était accommodée d’une coutume qui, après le syndic sarde et le maire impérial, avait vu après la chute de l’Empire le maire républicain de Nice continuer à remettre chaque année l’avenir de sa cité sous la tutelle bienveillante de la Vierge. Il est vrai que la ferveur des débuts s’était sans doute, au fil du temps, transformée en tradition folklorique baignée de religiosité populaire (ce qui permettait à des laïques plus que bienveillants de fermer les yeux sur une étonnante pratique).
[16] Cf. Alain Aufray, Quand le « Républicain » Estrosi s’en remet à la Vierge Marie, Libération, 1er juin 2016.
[17] Cf. Nice-Matin (29 juillet 2012) : Mercantour : la procession de la réconciliation ?
[18] Parmi les acteurs collectifs de la mouvance musulmane, figurent entre autre le CRCM (Conseil régional du culte musulman), l’UMAM (Union des musulmans des Alpes-Maritimes), la FAMI (Fédération azuréenne des mosquées et institutions islamiques indépendantes).
[19] Cf. La Croix du 12 septembre 2000.
[20] Site de l’UMAM (Union des musulmans des Alpes-Maritimes) : http://www.umam06.com
[21] Cf. Nice-Matin (15 juin 2011) : Rue de Suisse : réactions face à la salle de prière préemptée par la ville.
[22] Cf. Nice-Matin (15 septembre 2012) : A Nice, 80 musulmans prient dans la rue après la fermeture de leur salle.
[23] Cf. Nice-Matin (15 septembre 2012) : Quatorze dates pour comprendre la polémique autour de la mosquée En-Nour.
[24] Cf. Paul Barelli, in Le Monde (26 sept. 2012).
[25] Cf Europe 1, émission politique du 7 juillet 2013.
[26] Cf. Stéphanie Gaziglia : Ils s’appellent Ahmed, Kader… et ne trouvent pas de contrat pro. Nice-Matin, 16 octobre 2013.
[27] Cf. Communiqué de presse de Europe Ecologie Les Verts (17 déc. 2011).
[28] Le MRAP et SOS Racisme ont dénoncé un dispositif ciblant en fait les personnes originaires du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne. Cf. Rachel Holman, A Nice, le maire sanctionne les cérémonies de mariage trop bruyantes, France 24 (1er juin 2012).
[29] Autoritaires car n’ayant pas débouché sur des procédures judiciaires : la simple suspicion que soit exprimée dans un lieu une pensée religieuse jugée « contraire aux valeurs de la République » a suffi pour justifier une fermeture. Cf. Paul Barelli, Des Sanctions préventives contre des salles de prière dans les Alpes-Maritimes. Le Monde (22 déc. 2015).
[30] Dont Philippe Pradal, nouveau maire de Nice et fidèle continuateur de Christian Estrosi.
[31] Cf. Nice-Matin (3 sept. 2016).
[32] Cf. Nice-Matin (25 juillet 2016).