Que recouvre le terme d’islamophobie?

Racisme et actes xénophobes

L’Humanité

Mercredi, 18 Mars, 2015

AFP
Débat avec Marwan Mohammed Sociologue chargé de recherches 
au CNRS Éric Coquerel Coordinateur politique du PG, conseiller régional d’Île-de-France et David 
Isaac Haziza Ancien élève 
de l’ENS ULM, doctorant 
à Columbia University
  • Islamophobie et critique des religions. Au-delà des mots par Marwan Mohammed Sociologue chargé de recherches 
au CNRS

Dans un communiqué du 12 mars 2015, l’un des leaders du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, s’est réjoui de la condamnation, pour diffamation à son encontre, d’Alain Juppé, de Jean-François Copé et de Nathalie Kosciusko-Morizet, qui l’avaient accusé de nourrir l’antisémitisme. En conclusion de son communiqué, M. Mélenchon rappelle à juste titre que « cette banalisation dans l’accusation d’antisémitisme est irresponsable et dangereuse pour la République ». Ce qui est dit très justement dans cette phrase, c’est que certaines utilisations des mots qui nous servent à désigner les différentes formes de racisme sont malhonnêtes, dangereuses et parfois simplement erronées. Et il a raison. Mais le problème vient-il des mots ? Non. Faut-il les bannir en raison de leurs mésusages ? Non plus, et tant mieux, car, par exemple, le mot antisémitisme, malgré ses nombreuses imperfections, est nécessaire pour désigner cette forme de racisme qui, comme toutes les autres, est odieuse, a sa propre histoire et vise une partie spécifique de la population (ce qui ne doit pas occulter la nécessité de combattre tous les racismes ensemble, dans la convergence et sans hiérarchisation). La nécessité de distinguer un concept et ses usages est donc une idée banale qui pourrait s’appliquer au mot islamophobie, mais que refusent des personnalités publiques et des organisations, dont le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Ceux qui pointent le fait qu’il y a un risque de pervertir le terme d’islamophobie pour faire taire toute critique de la religion musulmane ont raison sur le fond. Mais est-ce le terme ou certains de ses usages qui posent problème ? Faudrait-il alors bannir tous les mots susceptibles d’être instrumentalisés ? Pour dépasser ces polémiques sans fin et parfois douteuses sur le terme d’islamophobie – au lieu de se focaliser sur la réalité de plus en plus alarmante qu’il désigne –, il est toujours possible d’exercer ce sens critique, que l’on chérit tant, sur les usages dont il fait l’objet dans le débat public. L’exercice n’est toutefois pas si facile. En effet, les frontières sont poreuses et les glissements nombreux entre l’islamophobie (entendue comme altérisation, essentialisation, infériorisation, rejet de l’autre en fonction de son lien réel ou présumé à la religion musulmane) et la critique légitime de l’islam comme dogme, corpus, théologie, etc. Car, en face de ceux qui instrumentalisent le terme d’islamophobie, se dressent ceux qui manipulent par euphémisation, insinuation, métonymie, sous-entendu, la critique de la religion musulmane. À côté de ce premier argument, de loin le plus mobilisé, de nombreux commentateurs pensent encore que le mot islamophobie a été inventé par des mollahs iraniens afin d’interdire tout blasphème, alors que ce terme n’a pas d’équivalent en persan et que l’on doit son invention, en 1910, à des orientalistes français spécialistes de l’islam ouest-africain. Pour d’autres encore, le suffixe « phobie » implique de définir l’islamophobie comme peur irraisonnée, en évacuant les dimensions de la haine, du rejet et du racisme. Et, de fait, la peur n’est pas condamnable et, répétons-le, la construction sémantique de cette notion est loin d’être idéale. Mais, là encore, allons au bout du rigorisme nominaliste et bannissons du débat public des mots aussi essentiels que xénophobie, négrophobie ou homophobie, au prétexte qu’ils sont construits avec le même suffixe. Cela aura nécessairement des conséquences, car si l’on refuse l’utilisation du terme d’homophobie, nous participerons à nier l’existence de haines et de discriminations contre les homosexuel-le-s. Là où il a émergé, notamment en Occident, le terme d’islamophobie a légitimement été soumis à un examen critique, à des débats et des discussions, puis il s’est imposé au regard de la réalité empirique, malgré ses imperfections. Il faut bien nommer la réalité. Contrairement à la France, les opérateurs du débat public et les pouvoirs publics de ces pays ont jugé que l’inquiétante réalité que désigne le mot islamophobie méritait davantage d’attention et d’énergie que les défauts sémantiques ou les risques de mésusages qu’il charriait. Les promoteurs du bannissement du mot islamophobie ont des profils et des motivations qui diffèrent. Outre leur déni du mot, leur principal point commun est d’ignorer la réalité qu’il désigne (quelle que soit la notion utilisée) et les mobilisations qui en découlent. Il serait enfin souhaitable, pour la clarté du débat, qu’ils se questionnent sur les raisons non sémantiques, intimes, profondes, politiques qui les amènent à une telle résistance face à la reconnaissance de l’islamophobie.

 

  •  Un débat délicat par  Éric Coquerel Coordinateur politique du PG, conseiller régional d’Île-de-France

Le débat sur l’islamophobie est délicat. Il se déroule sur une ligne de crête. Car il y a incontestablement une montée, en France, d’une discrimination spécifique envers la religion musulmane, ses lieux de culte comme ses croyants. Comment refuser l’un tout en répliquant sans faiblesse à l’autre ? Voilà toute la question qui nous est posée. Il ne s’agit pas là d’un débat sémantique : il revient en fait à ne jamais céder sur le droit à la critique libre des religions, blasphème inclus, à ne jamais tomber dans le piège du choc des civilisations, tout en luttant contre tout racisme, y compris quand il se dissimule dans un rejet systématique et particulier d’une religion qui, dès lors, peut devenir une atteinte à la liberté de conscience, celle de croire, comme de ne pas croire. Or, le problème avec la notion d’islamophobie, c’est qu’elle permet aisément de passer de l’un, l’expression d’un antiracisme, à l’autre, faire passer la critique d’une religion du registre de la liberté d’opinion à celle d’un délit, au moins moral, donc condamnable. Les mots ont une histoire. On ne peut les en extraire sous peine d’en perdre le dessein. L’origine moderne de l’islamophobie remonte à la fin des années 1970, quand, dans le tout nouveau régime des mollahs en Iran, on traite d’« islamophobes » les femmes qui refusent de porter le voile. L’intention est claire, elle tient en réalité à transformer des « dissidents » en malades mentaux atteints d’une phobie. Plus tard, les Versets sataniques de Salman Rushdie se verront accusés du même mal. Le terme islamophobie est donc incontestablement lié à la montée d’un islam politique. En France, il entre dans le débat public au moment de la loi sur les signes distinctifs à l’école, dont, principalement, le voile. Ce débat fait rage à gauche. J’ai appuyé cette loi, considérant qu’il fallait refuser toute tentative de « communautariser l’école », c’est-à-dire donner la priorité à l’appartenance à une communauté sur l’universalisme républicain. Mais ce débat se double rapidement d’un autre : la France a-t-elle le droit de s’en prendre aux pratiques religieuses d’une population déjà discriminée socialement après l’avoir été colonialement ? Ce déplacement du racisme sur le champ religieux, même s’il a des fondements objectifs, est incontestablement un effet et une victoire idéologique de la théorie du choc des civilisations. Celle-ci fait mine de donner un fondement religieux aux conflits géopolitiques, économiques et sociaux. Conçue par l’administration Bush, largement alimentée par les États religieux qui, après l’Iran, se sont revendiqués d’un islam politique, la théorie voit également aujourd’hui un Benyamin Netanyahou vouloir légiférer sur la transformation d’Israël en « État-nation des juifs ». Elle cache non seulement d’autres ressorts – conflits de classes, conflits géopolitiques, politiques impérialistes –, mais aussi engendre les pires fanatismes. La France en a longtemps été prémunie. Cette théorie est-elle aujourd’hui un danger pour la République ? Oui, comme tout ce qui a pour objet d’atomiser, de diviser, d’opposer le peuple. C’est le même objectif que poursuit justement le FN en poussant à la xénophobie et la haine. L’antidote ? Tout d’abord, ne laisser passer aucune de ces formes de racisme, que ce soit l’antisémitisme ou le racisme antimusulman, sans réagir. Ce qui ne doit pas pour autant nous conduire, comme le proposait le meeting du 6 mars, à signer des appels avec des organisations à mille lieues de nos valeurs. Ne rien céder également sur laïcité, qui est le mode opératoire du vivre-ensemble, et donc également la meilleure protection pour chacun de pouvoir vivre librement sa foi dans la sphère privée. Enfin, si on veut que la République ne soit pas seulement un mot vide de sens face au repli communautaire, rappeler qu’il n’est pas étonnant que des populations ne se reconnaissent plus en ses valeurs lorsque, sous les coups du libéralisme, elle abandonne l’objectif d’égalité sociale.

  •  Une escroquerie intellectuelle  par David 
Isaac Haziza Ancien élève 
de l’ENS ULM, doctorant 
à Columbia University

Le propre d’un concept vrai, c’est son unité, et celui d’islamophobie n’en a pas : il rassemble la critique légitime, la détestation stupide et la peur de l’islam en les mettant sur le même plan que la haine des individus de confession ou de culture musulmane, faisant croire que l’on peut subsumer tout ça sous un seul mot. Derrière toute escroquerie, il y a une stratégie. Ici, empêcher le questionnement. Et si l’on se souvient que ce sont les mollahs iraniens qui en usèrent contre les femmes rebelles au voile, puis contre Salman Rushdie, on verra que, non seulement on a affaire à un discours infalsifiable, mais encore à un mot taché de sang. Il y a aussi la stratégie de ceux qui se sentent une dette vis-à-vis d’un autre essentialisé et infantilisé. L’islam a pourtant aussi colonisé et asservi, bien avant la naissance de l’islamisme en tant que tel. Et, à l’heure où l’on fait supplicier les homosexuels et crucifier des enfants en son nom, ses victimes demandent autre chose que la charité d’un colloque sur l’islamophobie. Ces musulmans qui critiquent l’islam et dénoncent l’islamisme doivent se sentir bien seuls en voyant qu’au lieu d’appuyer leur lutte, on se lie avec les Frères musulmans : parce que de nombreux catholiques espagnols étaient pauvres, les combattants des Brigades internationales devaient-ils s’entendre avec les prêtres franquistes ? Si je récuse la validité de ce concept, c’est aussi parce que son invention trahit la lutte plus que jamais nécessaire contre le racisme. Dire que l’islamophobie n’existe pas n’empêche pas de se battre pour ces humains que, loin d’en avoir fini avec sa propre pulsion de mort, l’Occident rejette, exclut et va parfois jusqu’à tuer comme ce fut récemment le cas aux États-Unis. Mais critiquer n’est ni tuer ni incendier une mosquée, lieu de culture et d’identité cher à ceux qui y vont, que nous respectons. Salman Rushdie n’est pas Terry Jones, le sans-papiers athée n’est pas Marine Le Pen, eût-il moqué Mahomet ! Que l’on se souvienne de Jean-Marie Le Pen déclarant aux femmes voilées du Centre Zahra à quel point il partageait leurs valeurs : tantôt ces gens dénoncent l’islam sans discernement, tantôt ils se lient avec ses franges les plus extrêmes. Non, on ne peut assimiler la critique de l’islam au discours du FN. Critiquer est un droit que nous revendiquons. La religion n’est pourtant pas un simple système de pensée, il y va du sacré et de la vie de millions de gens, du fait de naître dans la foi et les rites de ses parents, de sa communauté, ce qui fait que nous ne saurions détester le croyant. Le sacré résiste. Si j’écris que l’islamophobie n’existe pas, je ne suis pour autant ni matérialiste ni naïvement anticlérical. Le philosophe Abdennour Bidar exprime à cet égard un paradoxe : nous oscillons entre sortie de la religion et retour du religieux ; nous sommes sortis, nous sommes hors de la matrice mais c’est là le nouveau visage de notre spiritualité. Alors, puisqu’on n’échappe pas à la religion, relisons les textes qui nous fondent, comme des hommes en lutte, en prenant garde à ne pas sombrer dans les dérives de l’appartenance et de l’absence de doutes. Sachons aussi leur faire violence. Il faut pouvoir critiquer l’islam tout en en mesurant la richesse et la diversité : il y a des islams et ils ne se ressemblent pas, des musulmans eux-mêmes fort divers, une multitude d’aspects enfin qui font qu’on ne saurait parler à la légère de l’islam. L’idée que je me fais du dialogue est celle d’une lutte où les mots, les questions qui dérangent, l’humour auraient remplacé les poings et les armes, comme Montaigne nous y invite dans De l’art de conférer. C’est pourquoi je ne veux voir l’islam ni comme un intouchable trésor, ni comme un tissu de naïvetés ou une religion de « bons sauvages ». Frères humains, nous ne partageons pas un « vivre-ensemble » qui ne signifie rien, mais l’erreur et la recherche de la vérité : sachons-le et parlons-nous dès lors sans pusillanimité.

Cent seize actes antimusulmans (28 actions contre des lieux de culte et 88 menaces) ont été recensés en France depuis les attentats parisiens perpétrés du 7 au 9 janvier, soit 110 % de plus que ceux comptabilisés pour l’ensemble du mois de janvier 2014, relevait fin janvier l’Observatoire national contre l’islamophobie.


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