« Djihadistes » – Roland Laffitte dans Orient XXI

« Djihadistes »

Lorsque la presse européenne rend compte du discours du 20 août 2016 prononcé par le roi du Maroc, elle met le mot « djihadistes » dans la bouche du souverain lorsque celui-ci parle de « terroristes invoquant l’islam » (irhābiyyin bi-ism al-islam)1. Quoi qu’on pense de l’autorité de Mohammed VI en matière de droit islamique, il ne fait que rappeler l’opinion de l’immense majorité des oulémas, à savoir que l’appel au djihad n’est licite que pour des « nécessités défensives » (dhurūr difaᶜiyya) ) de la communauté des croyants dûment validées. De son côté, l’historien Georges Corm écrivait récemment : « Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration »2. Ainsi, tant du point de vue religieux que du point de vue politique, en se souvenant que le djihad fut invoqué dans les guerres de résistance anticoloniales, tant en Syrie et au Liban qu’au Maghreb, le terme de « djihadistes » par lequel la presse française désigne les gens d’Al-Qaida et de l’organisation de l’État islamique (OEI) ne peut que faire sursauter un Arabe, musulman ou pas.

Certes, ces deux organisations se revendiquent elles-mêmes d’al-salafiyyat al-jihādiyya, littéralement « le salafisme djihadiste », ce n’est toutefois pas une raison pour parer leurs crimes du prestige que possède la notion de jihād dans les cultures arabes et musulmanes. Aussi est-il plus convenable de parler de « prétendus djihadistes », de « pseudo-djihadistes », ou encore de « djihadistes entre guillemets ». Reste à savoir qui sont ces « djihadistes ».

D’Al-Qaida à l’organisation de l’État islamique

De nombreux groupes lèvent, en Irak comme en Syrie, le drapeau du djihad compris comme « lutte armée », pour diverses raisons nationales ou religieuses. Il en est ainsi à l’intérieur même de la gamme des groupes d’opposition soutenus en Syrie par la coalition menée par les États-Unis. Le fait de mettre ces groupes hétérogènes sur le même plan que l’OEI ajoute encore à la confusion.

Du point de vue historique, Al-Qaida s’est construit dans le djihad contre l’occupation russe en Afghanistan, comme combat religieux appelé et financé par la Ligue islamique mondiale créée par l’Arabie saoudite, et comme lutte géopolitique opportune soutenue en logistique, en conseillers et matériel militaires par les États-Unis. Le mouvement a été fondé en 1987 par le Saoudien Oussama Ben Laden, sous la houlette de son mentor, le Palestinien Abdallah Azzam. La défaite de l’Union soviétique a entraîné après 1989 la dissémination de ses membres sur divers fronts. Presque en même temps, les troupes américaines s’installaient en Arabie saoudite, considérée selon eux, par extension des lieux saints de La Mecque et de Médine comme harām, « espace sacré », et l’Algérie connaissait un coup d’État militaire pour empêcher la marche au pouvoir du Front islamique du salut (FIS).

C’est alors que le combat armé contre une occupation étrangère, au nom de l’islam, s’est étendu à la lutte sans compromis contre les États en place dans le monde islamique lui-même. L’occupation de l’Irak en 2003 a donné à ce courant un terrain d’exercice d’une taille considérable. Elle a conduit rapidement à l’émergence d’une organisation « ultra » qui a coalisé quantité de groupes pour la défense des sunnites, éliminés du pouvoir par un gouvernement sectaire. Notamment ceux issus de l’armée de Saddam Hussein, puis d’opposants syriens au régime de Bachar Al-Assad, dénoncé comme chiite alaouite et, pour cette raison, mécréant. Voilà qui produit, une fois la rupture avec Al-Qaida consommée, le groupe connu sous le nom d’« État islamique ». Les deux organisations fournissent désormais un drapeau de ralliement à des myriades de groupes locaux, du Sahel africain au Pakistan, voire plus loin dans l’Asie du Sud-Est.

S’il est vrai que des forces se sont ralliées aux conceptions du salafisme djihadiste par pur opportunisme politique, il serait faux de voir dans ce courant une invocation purement machiavélique de l’islam à des fins de lutte pour le pouvoir. Il apparaît d’abord comme l’une des tendances se réclamant de la civilisation islamique, prônant le retour aux sources de la religion pour affronter le monde moderne, c’est-à-dire le monde développé selon les canons culturels et politiques euro-nord-américains, et attendant de cette posture une identité forte. On trouve là en même temps le désir de se réapproprier la modernité importée, c’est-à-dire le plus souvent imposée par les puissances euro-nord-américaines, et d’opposer à leurs référents les référents proprement islamiques d’une modernité endogène. Il est encore, plus particulièrement, l’une des manifestations des tendances revivalistes en religion, qui peuvent cacher un éventail de forces très diverses sur le terrain social.

Ces tendances se sont nourries des désillusions provoquées par les États nés des luttes d’indépendance coloniale, et de leurs échecs à procurer aux grandes masses à la religiosité dense les bénéfices qu’ils faisaient miroiter de la modernité. Il ne fait pas de doute que le salafisme djihadiste est l’un des avatars les plus extrêmes de cette tendance revivaliste. C’est pourquoi c’est une grave erreur de se contenter d’en faire une critique selon les canons d’une science politique qui oublierait d’intégrer dans l’action sociale les motivations religieuses. Il est logique que dans une société dont l’imaginaire est empreint d’une religiosité profonde, les questions soient formulées dans le langage de la religion ; ce qui soulève des problèmes inattendus d’ordre théologique et juridico-religieux dont on a du mal à saisir les sens d’un point de vue extérieur au monde islamique et, qui plus est, dans un monde où la pensée s’est largement éloignée de la sphère religieuse.

Trois courants revivalistes

Les idées d’un homme regardé comme l’un des doctrinaires du salafisme djihadiste, Abdallah Azzam, se situent dans la confluence d’au moins trois courants revivalistes, mais n’en résultent pas moins dans le même temps, ainsi que nous le verrons plus loin, d’une série de ruptures avec eux.

— Le premier courant revivaliste est celui de la Jamaat-e islami, héritière du théologien pakistanais Abu l-Ala Mawdudi. Il est impossible d’ignorer la résonance qu’ont pu rencontrer à la longue dans la psyché collective l’idée d’un État islamique qui ne se contente pas de faire une vague référence à l’islam, mais qui grave dans le marbre un droit débarrassé des influences euro-américaines et conforme à une loi islamique (charia) formulée dans les modes les plus traditionalistes et les plus étroits.

— Le second courant est celui de l’Égyptien Sayyid Qutb qui, intégrant les thèmes développés par le penseur pakistanais, a entraîné l’aile ultra des Frères musulmans en lui imprimant un contenu nouveau, radicalement antiimpérialiste et pour le moins sectaire, que son exécution par Gamal Abdel Nasser en 1966 n’a fait qu’exacerber. Il faut comprendre la profondeur du rapport existant entre la popularité de ce courant et la puissante charge de révolte sociale qu’il exprime, indépendamment de son programme économique et politique qui reste très conservateur.

— Le troisième courant est celui du salafisme wahhabite. Dans le sillage de ce courant, qui constitue la doctrine officielle des oulémas de l’Arabie saoudite, la grande ligne théologique et juridique mise en avant est celle de l’école hanbalite, la plus traditionaliste de l’islam sunnite. Mais une doctrine de l’imam Ahmad Ibn Hanbal revue, pour ne pas dire rétrécie par les soins d’un théologien et jurisconsulte du XIVe siècle, Taqi Al-Din Ahmad Ibn Taymiyya et son disciple Ibn Al-Qayyim Al-Jawziyya. Ces deux personnages, mis en avant par les cheikhs d’Arabie comme des repères lumineux, sont toutefois eux-mêmes revisités, largement dépassés dans leurs efforts fondamentalistes, et tirés vers un puritanisme bigot et surtout un sectarisme qui considère tous les autres courants comme hors de l’islam véritable.

On commet une grande erreur en voyant dans le salafisme des cheikhs saoudiens le pot commun idéologique où se nourrissent les prétendus djihadistes. Le salafisme djihadiste n’est pas à proprement parler en accord avec le salafisme wahhabite commun, mais plutôt, et en partie seulement, avec ses tendances les plus « ultras » du point de vue religieux. Il manifeste avec ce courant — comme avec les autres tendances du revivalisme islamique — des divergences et des oppositions indéniables et profondes, non seulement sur le plan de l’action politique, et aussi sur celui de l’invocation de la religion islamique, qui en font une école à part. Il est possible de les illustrer sur quelques points.

Sectarisme, djihad et califat

— Le premier point concerne la question du sectarisme et de l’intolérance. Ibn Hanbal plaçait les différents courants de l’islam sur des cercles concentriques qu’il considérait comme doctrinalement de plus en plus purs selon que l’on s’approche du centre, il le faisait toutefois sans jeter d’anathème. Ainsi, de grands personnages se revendiquant de son influence étaient soufis, comme Abdelkader Al-Jilani, fondateur de l’une des tarīqa (ordre mystique), la plus prestigieuse, la Qādiriyya. Ibn Taymiyya, qui se réclamait d’Ibn Hanbal, a donné à sa doctrine un tour de vis sectaire en condamnant le soufisme en même temps que le chiisme, comme « associationnistes » (mushrikiyyun), les mettant ainsi sur le même plan que le christianisme. Ibn Abd Al-Wahhab, au XVIIIe siècle, a pris une position résolument intolérante. En interprétant la doctrine du tawhīd ou « proclamation de l’Unicité de Dieu », dans le sens de l’exclusivisme idéologique le plus intransigeant, il a fait du principe d’al-walā’ wa-l-barā’, littéralement « l’alliance et le désaveu », une frontière absolue entre la « vraie croyance » et l’impiété. C’est comme ça qu’il justifie d’user et d’abuser du takfīr, l’équivalent de l’excommunication chez les chrétiens, en déclarant mécréants kuffār, ou pire, apostats (murtaddūn), tous ceux qui ne s’inclinent pas devant l’orthodoxie exclusiviste autoproclamée par ses disciples. Avec les conséquences les plus graves, expliquées par des versets ou des hadiths choisis pour leur dureté et hors contexte.

Le wahhabisme officiel se doit d’accepter sur le plan politique l’alliance saoudienne avec des États dits « chrétiens », sans parler de ses complicités de fait avec Israël, et surtout, d’un point de vue doctrinal, en enseignant bon gré mal gré à l’université islamique de Médine les quatre écoles juridiques de l’islam sunnite qu’il prétendait complètement supplanter en tant que seul islam orthodoxe. Or l’aile ultra du wahhabisme et les salafistes djihadistes, se montrant plus royalistes que le roi, considèrent non seulement les autres « gens du Livre » juifs et chrétiens, ainsi que les chiites, comme ennemis de la foi, mais également tous les autres courants de l’islam, de quelque nature qu’ils soient.

— Le second point concerne le djihad, que ce courant affiche comme un signe distinctif. Ibn Al-Qayyim, auquel il se réfère volontiers, le présente avant tout comme une obligation spirituelle en distinguant, parmi les onze catégories dûment répertoriées, al-jihād bi-l-sayf, littéralement « par l’épée », qui n’est pour lui qu’une des quatre modalités de la lutte contre les non-croyants et les hypocrites (jihad al-kuffar wa-l-munafiqin)3. Pourtant il reste chez lui, comme pour l’immense majorité des juristes musulmans, une obligation collective, c’est-à-dire décidée par les autorités légitimes, et exécutoire pour la défense de l’oumma. Les wahhabites l’ont étendue en certaines circonstances — notamment lors de la conquête de la péninsule Arabique par la famille Ibn Saoud — à la lutte contre les écoles traditionnelles et le soufisme qu’ils voulaient éliminer, et contre les Ottomans stigmatisés comme associationnistes. Abdallah Azzam fait pour sa part du djihad, avec force références juridiques prises chez des auteurs marginaux des différentes écoles, une obligation individuelle (fardh ayn) qui devrait s’imposer personnellement à tout croyant pour la victoire de l’islam.

— Le troisième point est la question du califat. Le salafisme wahhabite ne fait pas grand cas de cette institution, dont il n’a pas eu l’idée de prôner la restauration après son abolition par Mustafa Kemal en 1924. L’idée est en revanche présente chez Hassan Al-Banna et la confrérie des Frères musulmans, mais comme aboutissement du processus de remodelage dans un sens conforme à la loi islamique (charia) des États du monde islamique, toutefois relégué à un horizon lointain. Il est donc chez eux relégué à un horizon lointain. À la suite de Mawdudi, Qutb prétend le ramener à un horizon prévisible, comme but d’un djihad mené contre l’ordre établi impérialiste et les États du monde islamique « apostats », en d’autres termes soumis à l’ordre international destructeur des valeurs de l’islam. La formalisation du processus qui aboutit au califat est précisée par des théoriciens dans la lignée de Abdallah Azzam, comme Abou Mouassab Al-Suri, présenté par Gilles Kepel comme un des théoriciens du changement de stratégie qui a fait passer d’Al-Qaida à l’OEI, ou comme Abou Bakr Al-Naji, considéré comme un des inspirateurs de l’OEI. C’est à ce dernier que l’on doit un texte dont le titre est éloquent : Administration de la sauvagerie : l’étape la plus importante que doit franchir l’Oumma. À cette étape, qui doit préparer l’institution du califat, il préconise, à côté de la bonne gestion des territoires et la bonne propagande, l’usage des moyens de violence extrême, destinés à terroriser les ennemis et les populations encadrées, comme « les techniques les plus terrifiantes (massacre, enlèvement, décapitation, crucifixion, flagellation, amputation, bûcher, lapidation, etc. »4. Abou Bakr Al-Baghdadi est allé plus vite que lui, précipitant les étapes : il a estimé qu’à l’heure de l’effondrement de l’ordre impérialiste né des accords Sykes-Picot et après la conquête surprise de Mossoul en 2014, le monde islamique était mûr pour recevoir comme une bonne nouvelle la proclamation du califat.

Lutter contre ce courant criminel ne dispense pas de comprendre les raisons de l’écho qu’il peut susciter dans le monde islamique et même dans des franges des sociétés européennes. Mettre ses positions au compte de la folie et les renvoyer aux poubelles de l’obscurantisme religieux ne règle pas les raisons de la fascination qu’il peut exercer. Ce n’est pas seulement méconnaître la profondeur du mépris dont ces sociétés se sentent l’objet de la part des grandes puissances comme de leurs propres États ni la colère que peut susciter la ghettoïsation et l’injustice radicale des sociétés euro-nord-américaines. C’est aussi oublier ce que la religion et sa capacité d’exaltation peut donner d’élan dans les luttes sociales, en activant le besoin d’héroïsme, de sacrifice, de fusion dans un combat collectif où l’individu se dépasse et s’oublie. Outre ces qualités qui peuvent être valorisées par d’autres phénomènes sociaux comme le patriotisme ou la lutte politique, la religion ajoute à la perspective d’une reconnaissance possible par les siens et par les générations futures, la perspective eschatologique de la satisfaction immédiate de tous les espoirs comprimés et de réalisation des fins générales de l’humanité, en ouvrant une fenêtre sur le devenir personnel dans l’au-delà.

2Propos recueillis par Stéphane Aubouard pour L’Humanité, 12 juin 2015.

3Ibn Al-Qayyim Al-Jawziyya, Zād al-maᶜād fī hadyi ḫayr al-ᶜibād, Beyrouth, Dar al-kitab al-arabi, 2005  ; p. 415-416.

4Voir Nabil Mouline, «  Daesh : harcèlement, violence, propagande… Le plan de conquête en 3 étapes de l’EI  », L’Obs, 5 juillet 2015.


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