Pour en finir avec l’orientalisme

 par Sonia Dayan-Herzbrun,

La Nouvelle Quinzaine littéraire n°1110 du 1er au 31 août 201

Baudouin Dupret, La charia, Des sources à la pratique, un concept pluriel

Éditions La Découverte. Paris 2014. 16€

 Assisterait-on, enfin, au déclin de l’orientalisme qui jusqu’à présent a été la marque de fabrique de la majorité des livres de vulgarisation mais aussi, hélas, des ouvrages à prétention scientifique concernant l’islam, c’est à dire la religion musulmane et les sociétés dans lesquelles celle-ci est ou a été pratiquée ? On est en droit de l’espérer, à la lecture d’un certain nombre de publications récentes qui ne perçoivent plus l’islam comme « l’autre absolu » ainsi que l’écrit Olivier Roy dans sa préface à la belle étude de Nadia Marzouki sur les polémiques en cours aux Etats-Unis autour de la question de l’islam[1] mais mettent l’accent sur la nécessité de  « penser l’islam dans le même cadre où nous pensons les autres religions », comme l’énonce le même Olivier Roy dans un petit livre aussi dense que pertinent[2]. Ces différents auteurs nous invitent à penser la complexité des affiliations et des appartenances des musulmans qui nulle part, pas plus en France qu’ailleurs, ne constituent de communauté, si ce n’est sur internet, comme en un mouvement de mondialisation des imaginaires[3]. Ce sont donc leurs propres difficultés et leurs propres contradictions qu’affrontent les sociétés occidentales quand elles croient soulever un problème musulman.

Anthropologue du droit, Baudouin Dupret se situe sur un autre terrain, et d’une certaine manière il s’attaque à la racine même des controverses contemporaines concernant l’islam, c’est à dire à la notion de charia, qui s’est imposée « comme thématique récurrente du débat public ». Son livre rigoureux où l’érudition rivalise avec la clarté met de l’ordre et de la cohérence là où il ne semblait plus y avoir que des « jeux de stigmatisation ». Il faut d’abord revenir aux mots, qui « insinuent plus qu’ils ne décrivent », connotent plus qu’ils ne dénotent. Or ce mot arabe de charia n’est pas doté d’un sens intrinsèque, manifeste et universel, si ce n’est pour le croyant, qui l’interprète toujours dans un contexte historique, géographique, social et politique précis. A proprement parler, la charia, terme qui renvoie à l’idée de chemin, d’accès à la connaissance, c’est à dire à la « Loi » de Dieu, est réputée inconnaissable. Être en route vers, ce n’est pas posséder. Le travail des jurisconsultes (fiqh) a donc consisté à discourir et à interpréter ce qui, en soi, était d’abord fondamentalement inconnaissable et relevait de l’autorité de Dieu. La doctrine n’a ainsi jamais cessé d’évoluer et de se diversifier, tout en se parant « des vertus de la continuité, parce que c’était dans sa relation au temps des origines islamiques qu’elle puisait sa légitimité ». Dans toute la période qui précède la colonisation européenne, on peut parler à propos de la charia d’un ensemble de normes, mais certainement pas d’un droit musulman.

La notion de droit musulman « est le résultat d’une invention qui plonge ses racines dans l’irruption européenne sur la scène musulmane ». Les savants orientalistes, les administrateurs coloniaux, mais aussi les gouvernants musulmans et les nouvelles élites « ont cherché dans la normativité et la doctrine islamique ce qui était susceptible d’être coulé dans le moule d’un droit positif de facture napoléonienne ». Ils ont effectué ce travail avec l’aide de collaborateurs locaux, « gens de l’ombre » ou encore drogmans, qui ont tous contribué à transformer la normativité islamique en droit musulman coulé sur le moule du droit positif. En Indonésie, par exemple, c’est le manuel de l’islamologue hollandais Theodor Wilhem Juynboll qui est devenu le canon des communautés musulmanes. « Pendant un demi-siècle, tous les administrateurs coloniaux durent apprendre par cœur la vulgate coloniale de Juynboll ; ce manuel a constitué le texte fondamental en néerlandais pour l’enseignement de l’islam et du droit musulman ». C’est avec le triomphe de cette vision européenne d’un droit musulman que les différences (par exemple entre aires géographiques, ou entre écoles juridiques) ont été occultées, et qu’ont été introduites de nouvelles catégories, inconnues jusqu’alors des savants musulmans, comme celles de « statut personnel », de « droit pénal », de « droit public ou encore de « droits privé ». On constate qu’il en va pour la norme et le droit comme du reste : le moment colonial a été celui d’une coupure fondamentale, dans la mesure aussi où il a été à l’origine des constructions nationales. En effet, dans les pays à majorité musulmane, le droit n’est le même dans aucun des États. La charia est alors cependant convoquée non pas en ce qu’elle produit des règles de droit matériel, mais comme référence, comme source de législation, ou comme « source d’inspiration morale » quand, dans les tribunaux, il s’agit d’interpréter le droit positif.

Dans leur multiplicité, les références contemporaines à la charia n’ont plus rien à voir avec les usages qui pouvaient en être faits dans la période pré-coloniale, et s’en revendiquer ce n’est jamais revenir à l’âge d’or. Le vocabulaire de la charia se trouve ainsi mobilisé à des fins politiques, dans des discours dont on ne sait même pas s’ils communiquent entre eux. Il s’agit bien plus d’un phénomène de langage, d’une grammaire dans laquelle s’expriment, depuis la fin du vingtième siècle aussi bien les mouvements sociaux que les systèmes politiques et institutionnels. D’une manière la charia fonctionne comme référent ambivalent, sans contenu précis, renvoyant « à l’idée d’une tradition authentique que la société tiendrait pour seule légitime ». Baudouin Dupret rappelle à bon escient la présence de l’affirmation islamique dans tous les mouvements nationalistes arabes, depuis le Ba’th, « parti nationaliste arabe par excellence » jusqu’au socialisme algérien, en passant par le nassérisme. « Ce qui montre, ajoute-t-il, que l’opposition entre le Frères [musulmans] et Gamal Abdel Nasser ne se situait pas tant au plan idéologique qu’à celui de la lutte pour le pouvoir ». Dans les pays à majorité musulmane, les différentes manières de se référer à la charia relèvent le plus souvent du jeu politique, mais ne dessinent en aucune façon une conception musulmane de la politique, contrairement aux idées largement répandues. En effet, si l’on s’écarte des perspectives essentialistes et chimériques selon lesquelles l’islam serait ceci ou cela, et qui ne mènent qu’à des impasses, et si on accepte de lire attentivement l’histoire, on constate dans les pays à majorité musulmane, « bien plus souvent le découplage du pouvoir temporel et du magistère spirituel » que leur confusion. Par ailleurs, dans les pays où l’islam minoritaire s’est d’une certaine manière largement occidentalisé, ce qui est le cas en Europe mais aussi aux Etats-Unis, la référence à la charia joue encore différemment, car elle concerne alors non plus l’engagement politique mais surtout les modalités de vie. Cependant la notion de charia y conserve son ambivalence, selon qu’il en est fait une interprétation qui se prétend littéraliste, ou une lecture réformiste, comme celle que présente Tareq Oubrou qui parle de construire une « charia de minorité ».

En fin de compte, conclut Baudouin Dupret poser la question « qu’est-ce que la charia » n’a pas de sens. Il faut en finir avec le dogmatisme et le positivisme et se contenter de la description de ce qu’on l’a fait être. Et c’est une tâche que Baudouin Dupret, dans cet ouvrage comme dans ceux qui l’ont précédé, effectue avec brio, sans craindre de se confronter aux stéréotypes dominants qui font trop souvent obstacle à la compréhension de ce qui se passe autour de nous. « De nos jours, explique-t-il ainsi, on peut être islamiste, parler de charia et accepter le pluralisme, les droits humains et la sanction des urnes ». En dédiant ce livre « à l’encre de Zam Zam », l’eau du puits sacré de La Mecque qu’utilisaient les grands calligraphes ottomans, et qui était réputée apporter la baraka, c’est à dire la bénédiction divine et la force spirituelle, Baudouin Dupret opère ce décentrement de la pensée nécessaire à la rupture avec la vision orientaliste liée à la colonisation. Il montre ainsi que la rigueur scientifique et la richesse des analyses peuvent nourrir une démarche intellectuelle décoloniale, la seule véritablement apte à construire de l’universel.

[1] Nadia Marzouki, L’islam, une religion américaine ? Le Seuil, 2013.

[2] Olivier Roy, La laïcité face à l’islam. Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2013.

[3] Mohamed-Ali Adraoui (Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, PUF, 2013) met lui aussi en évidence les processus de socialisation imaginaire à l’œuvre dans le courant salafi français, lui-même divisé en multiples tendances.


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